La fragilité juridique du dispositif de sanction de la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet

La proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet entend obliger les plateformes à retirer ou rendre inaccessible tout contenu manifestement illicite. Un manquement exposerait la plateforme à une sanction pouvant aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires annuel mondial. La modalité du calcul du plafond n’étant pas directement liée à l’infraction poursuivie, elle soulève plusieurs problèmes juridiques susceptibles de fragiliser cette proposition de loi.

La proposition de loi de la député Laetitia Avia visant à lutter contre la haine sur internet enregistrée à l’Assemblée nationale le 20 mars 2019 entend mettre en place toute une série de mesures afin de prévenir et réprimer la diffusion de contenus haineux et discriminatoire à raison de la race, de la religion, du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap. Il est ainsi prévu un assouplissement des règles permettant d’encourager les internautes à signaler des contenus illicites, un renforcement des dispositifs permettant d’identifier leurs auteurs, une meilleure information des victimes sur les voies de recours disponibles, de nouvelles modalités de blocage et de déréférencement de sites véhiculant des contenus haineux, et l’obligation pour les plateformes – sous la surveillance du CSA – de rendre compte des actions et moyens mis en œuvre dans la lutte contre la diffusion de tels contenus. 

Outre ces divers éléments, la mesure phare de cette proposition de loi est l’obligation faite aux opérateurs de plateforme proposant un service de communication au public en ligne (dont l’activité dépasse un seuil de nombre de connexions devant être déterminé par un futur décret) de retirer ou rendre inaccessible dans un délai de 24 heures après notification tout contenu manifestement illicite. Ce dispositif s’inspire directement de celui mis en œuvre en Allemagne par la loi NetzDG de 2017. Un manquement à cette obligation expose la plateforme à une sanction pécuniaire pouvant aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires annuel mondial. Si dans son avis évaluant la proposition de loi, le Conseil d’État a considéré que « le plafond de la sanction, fixé à 4% du chiffre d’affaires mondial, n’appelle pas de réserves », plusieurs éléments mettent en évidence la légalité douteuse du système de sanction retenu. 

C’est en premier lieu dans le domaine du droit européen de la concurrence et dans celui de la protection des données personnelles qu’ont été instaurées des amendes dont le plafond est calculé en fonction du chiffre d’affaires mondial. Il s’agit de deux matières pour lesquelles les sanctions ont une dimension économique. C’est particulièrement évident pour ce qui concerne les pratiques anticoncurrentielles. Cela est également vrai pour ce qui touche aux données personnelles, le RGPD soulignant d’ailleurs que pour décider du montant de l’amende administrative, il est tenu compte, entre autres, de toute « circonstance aggravante […] telle que les avantages financiers obtenus ou les pertes évitées, directement ou indirectement, du fait de la violation » (article 83(2)(k)).

Ces éléments diffèrent radicalement de ce qui est en jeu dans le cadre de la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet puisque le comportement répréhensible donnant lieu à la sanction financière (manquement à une obligation de retrait ou de rendre inaccessible un contenu manifestement illicite) n’est pas corrélé ni à un quelconque intérêt ou avantage économique dont l’opérateur pourrait bénéficier, ni à une perturbation du marché en cause. En ce sens, la définition d’un plafond de sanctions financières en proportion du chiffre d’affaires n’apparait aucunement rationnellement liée à l’infraction poursuivie. 

Il faut aussi préciser que le droit de la concurrence et le RGPD constituent des dispositifs encadrés par le droit de l’UE, ce qui n’est pas le cas de la proposition de loi. Cette dernière est une initiative strictement nationale qui ne fait pas l’objet d’un mécanisme européen d’articulation des compétences et de coordination entre les diverses autorités nationales. En ce sens, retenir d’un plafond de sanction calculé en fonction du chiffre d’affaires mondial est de nature à affecter le chiffre d’affaires réalisé par l’entreprise dans les autres États membres de l’Union ce qui est susceptible de poser un problème du point de vue du droit de l’UE. 

Il faut aussi souligner que le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de censurer de nombreux dispositifs de sanctions financières dont le plafond était calculé en pourcentage du chiffre d’affaires dès lors qu’il n’y avait pas de lien rationnel entre le comportement prohibé et les modalités de calcul du plafond de l’amende envisagé. L’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen prescrit que « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires » ce qui implique pour le Conseil constitutionnel de « s’assurer de l’absence de disproportion manifeste entre l’infraction et la peine encourue ». Il a ainsi pu considérer dans une de ses décisions où « le maximum de la peine (était) établi en proportion du chiffre d’affaires de la personne morale prévenue ou accusée » que « le législateur a retenu un critère de fixation du montant maximum de la peine encourue qui ne dépend pas du lien entre l’infraction à laquelle il s’applique et le chiffre d’affaires et (que cela) est susceptible de revêtir un caractère manifestement hors de proportion avec la gravité de l’infraction constatée » (Décision n° 2013-679 DC du 4 décembre 2013). 

Compte tenu de ces différents éléments, une amende calculée en fonction du chiffre d’affaires mondial présente de nombreux risques juridiques susceptibles de fragiliser une éventuelle future loi visant à lutter contre la haine sur internet. Relevons d’ailleurs que la législation allemande NetzDG a retenu le principe d’une amende forfaitaire et n’a pas choisi le modèle existant en matière de concurrence et de protection des données personnelles.

Régis Bismuth
Professeur à l'Ecole de droit de Sciences Po