Les NFT survivront-ils à la fin des royalties ?

Les NFT survivront-ils à la fin des royalties ? Ecrasée par l'émergence de Blur, OpenSea a également rendu les royalties optionnelles au point que ces revenus du marché secondaire sont aujourd'hui dérisoires.

Voilà deux mois à peine que nous vous peignions un tableau inquiétant au sujet du respect des royalties dans le secteur des NFT, l'un des fondamentaux du modèle économique permis par cette technologie. La situation a depuis rapidement tourné au drame quand Blur, marketplace née en novembre avec l'option de contourner les royalties, a appâté les utilisateurs par un airdrop de son propre jeton, en résumé de l'argent gratuit. Une stratégie accentuée par la promesse de nouveaux cadeaux pour les utilisateurs les plus loyaux, c'est-à-dire ceux prêts à abandonner pour de bon le leader du marché, OpenSea. Dès le 14 février, jour de l'émission gratuite du jeton Blur à ses traders, le nouvel acteur a produit 80% du volume d'échanges de NFT, de quoi anémier son concurrent direct, qui n'a pas tardé à réagir en baissant ses commissions et en rendant également les royalties optionnelles au-delà d'un seuil à 0.5%. Un choix vécu comme un énième affront par les créateurs.

"Tout le monde va souffrir de cette stratégie commerciale"

"Cette stratégie de Blur, cette réaction d'OpenSea, c'est très dangereux. C'est une stratégie commerciale de truquage de croissance pour gagner des parts de marché et au final, tout le monde va en souffrir", nous répondait Benjamin Charbit, PDG de Darewise, ce vendredi 24 février. "Cela n'a aucun sens", renchérissait Robby Yung, PDG d'Animoca Brands, le même soir dans les locaux de l'accélérateur de startups, PyratzLabs. "La compétition entre les marketplaces se fait aux dépens des créateurs qui leur fournissent le produit. Cela rappelle sincèrement Amazon." Le dirigeant a toutes les raisons de fustiger la situation : parmi les plus gros investisseurs du Web3, Animoca Brands détient des parts dans environ 400 compagnies du secteur, dont… OpenSea. Par ailleurs, la société hongkongaise était en passe de sortir sa propre collection d'avatars, Mocaverse, finalement repoussée pour configurer un nouveau smart contract à même d'assurer le paiement des royalties.

Voilà quelques chiffres pour comprendre l'importance des royalties dans l'économie NFT :

  • le montant estimé des royalties payées aux créateurs de NFT en 2022 est de 1,8 milliard de dollars, dont 1,1 milliard par OpenSea, soit plus que la monétisation cumulée promise aux créateurs de contenu par les plateformes de Meta (Facebook, Instagram), Snapchat et Tiktok (environ 1,6 milliard à elles quatre).
  • La série de collections de Yuga Labs (Bored Ape Yacht Club et ses dérivés) a généré plus de 150 millions de dollars en royalties depuis leur création en avril 2021.
  • En comptabilisant les royalties générées par les collections de RTFKT avant leur acquisition, Nike a récolté plus de 90 millions de dollars de royalties, soit plus que leurs ventes de NFT sur le marché primaire.
Capture des animations The Wanderers. © Wanderers

Et s'il est vrai qu'une minorité de collections concentre la majorité des royalties (environ 480 collections auraient généré 80% des revenus du marché secondaire), elles restent souvent une manne potentielle pour des projets NFT. Lancée courant 2021, le projet de jeu narratif Wanderers a récolté environ 250 ethers en royalties à travers trois collections, soit entre 300 000 et 500 000 euros, selon le cours de la monnaie. Jenna Greenfield, cofondatrice de ce projet aujourd'hui conçu par onze personnes, nous confie que ces revenus ont été "cruciaux pour le développement de Wanderers jusqu'à aujourd'hui".

Dans l'enceinte du Grand Palais pour NFT Paris, Julien Romanetto ne cache pas non plus son désarroi. Ce cofondateur d'Overblog et d'Arianee est à l'initiative de The Smurfs' Society, projet d'avatars basé sur la licence Schtroumpfs, avec son acolyte de toujours, Frédéric Montagnon. Si la collection n'est pas menacée, l'entrepreneur grince des dents. "Ça change la donne car la royaltie est l'une des sources de revenus principales, mais on savait très bien que ça n'allait pas durer, parce qu'elles sont maîtrisées par les marketplaces. On avait déjà anticipé car on ne voulait pas en dépendre. D'expérience, je sais que si l'on ne maîtrise pas ses sources de revenus, il vaut mieux en trouver d'autres", nous dit-il à côté d'un Schtroumpf géant, graffé par l'artiste André.

Le paiement des royalties en chute de 99%

Cette guerre des marketplaces a pour le moment anéanti le concept de revenus liés au marché secondaire : d'après Dune.xyz, le taux effectif de paiement de royaltie oscille depuis décembre entre 0 et 0,6% contre 4,95% en mars 2022. Un changement de paysage radical qui touche surtout les collections d'avatars, comme les Bored Ape Yacht Club. A titre d'exemple, World of Women et WoW Galaxy, deux séries créées en France, ont généré environ 4250 ethers de royalties depuis leur sortie (entre 4 et 6 millions d'euros). Son cofondateur Raphaël Malavieille nous confiait ce jeudi 23 février "ne plus compter depuis longtemps sur cette source de revenus dans le modèle économique de l'entreprise", conscient que "les marketplaces allaient tirer ce marché vers le bas". Cette véritable PME du NFT déploie désormais une stratégie de licences avec des marques et publiera prochainement son édition du célèbre jeu de société Monopoly en partenariat avec Hasbro. 

Œuvre de The Smurfs' Society, graffée par André. © NFT Paris

Du côté de The Smurfs' Society, outre le mint initial, le projet anticipe déjà "des jeux, comme des chasses au trésor, avec des achats intégrés", tandis que Jenna Greenfield évoque également pour The Wanderers "une stratégie de diversification avec des produits de divertissement, comme des comics, et une ouverture vers le Web2".

Pour autant, si la diversification des sources de revenus semble une évidence, de nombreuses voix sont bien décidées à se battre pour conserver la monétisation du droit de suite. "Contrairement aux plateformes centralisées, pousser pour une véritable économie du créateur a toujours été le fil directeur de la proposition de The Sandbox", nous glissait Sébastien Borget, cofondateur de la plateforme métaverse. "Les royalties aident les créateurs non seulement à monétiser leurs contenus mais aussi à réinvestir dans la plateforme en développant leurs produits ou en achetant du contenu à d'autres créateurs. Donc s'il n'y a plus de royalties, l'expérience générale va se dégrader. De fait, c'est une évidence pour nous de continuer à soutenir les créateurs autant que possible sur notre marketplace, que ce soit primaire ou secondaire." Lui-même dégoûté par l' usage sur Blur du NFT comme véhicule de trading à haute fréquence, Gaspard Broustine, directeur du projet NFT chez Ledger, nous confie que l'entreprise fera tout pour "conserver les royalties dans les produits qu'elle développera à l'avenir," en ajoutant qu'elle a refusé les "sollicitations des sociétés qui ne les honorent pas, comme X2Y2".

Pour faciliter la protection de cette source d'émoluments, Animoca Brands a publié une licence en creative commons, donc accessible à tous. Celle-ci est supposée permettre aux créateurs de protéger leur propriété intellectuelle, d'une part en supprimant l'utilité associée aux NFT échangés sans honorer les royalties et d'autre part en procurant un outil pour réclamer leur paiement. "La licence permet de bénéficier d'un cadre légal pour se protéger sans l'assistance d'une équipe de juristes. Et si une plateforme enfreint ce cadre auprès de plusieurs utilisateurs, cela pourrait bien conduire à une class action", observe Robby Yung.

"Les royalties persisteront dans les milieux artistiques"

De son côté, le président de la NFT Factory, John Karp, ne croit guère à la voie légale, notamment car "dans un environnement international, c'est quand même compliqué selon le type de montants : parfois on parle de quelques centaines ou milliers d'euros. Et même pour des sommes plus importantes, c'est complexe, il peut y avoir plusieurs pays impliqués". D'après le président de la NFT Factory, "l'intérêt de la blockchain est justement d'éviter les procédures légales. Normalement, le smart contract s'exécute automatiquement et permet de faire loi." Egalement cofondateur de la Non Fungible Conference de Lisbonne, John Karp tempère finalement l'inquiétude à ce sujet et rappelle que les royalties n'ont pas toujours existé dans le Web3 : "C'est à la demande des artistes auprès d'une plateforme qui s'appelait Dada puis dans la foulée SuperRare que les royalties ont commencé à s'appliquer." Même les NFT émis par Counterparty, protocole sur Bitcoin, n'intégraient pas ce mécanisme. D'après lui, "les royalties n'existeront plus à terme dans les milieux spéculatifs et les produits à forte liquidité mais persisteront dans les milieux artistiques".

Œuvre intitulée "_press_escape_" sur Tezos. © perfectloop

Les plateformes orientées uniquement sur l'art comme Foundation, MakersPlace ou SuperRare ont tour à tour rassuré sur leur volonté de maintenir le modèle existant. Surtout, si les smart contracts ethereum permettent difficilement de garantir le droit de suite, d'autres blockchains existent et peuvent tirer leur épingle du jeu. Le réseau Tezos, par exemple, ne souffre aucunement de ce débat, grâce à une communauté presque entièrement dédiée à l'art et respectueuse des créateurs. Hashgraph, réseau DAG (un registre distribué sous forme d'ensemble de nœuds), permet quant à lui d'encoder directement les royalties dans le protocole. "Il va y avoir de nouvelles plateformes, blockchains, qui vont garantir les royalties et les artistes désireux de royalties iront dessus, les collectionneurs les appliqueront et il y aura d'autres avantages liés à ça, anticipe John Karp, qui voit "les royalties redevenir sexy" avec ces technologies, non sans rappeler que Blur ne concerne qu'une "minorité d'utilisateurs". En effet, la moitié du volume de la marketplace provient de seulement… 500 wallets. Une donnée qui laisse certes dubitative sur la longévité de la plateforme mais témoigne aussi de la fragilité de l'écosystème.