Investisseurs, êtes-vous concernés par le délit d'initié ?

Au mois de septembre de l'année dernière, le mari d'une cadre fiscaliste du géant Amazon a été condamné pour avoir exploité les indications que lui donnait son épouse afin de spéculer avantageusement en bourse.

Lui et son père utilisaient 11 comptes ouverts aux noms de différents membres de la famille pour camoufler ces opérations. Entre janvier 2016 et juillet 2018, ils avaient ainsi empoché 1,4 million de dollars de plus-values boursières.
Dans cette affaire, le délit d’initié était presque caricatural. Mais il n’est pas toujours évident de démontrer l’existence d’un délit d’initié et les récentes affaires comme GameStop créent des zones d'ombre...

Mais au fait, qu’est-ce qu’un délit d’initié ?

Le délit d’initié est le délit pénal qui consiste à exploiter des informations secrètes acquises de manière privilégiée dans le but de réaliser des opérations boursières profitables et/ou de faire profiter de ces opportunités à des proches.

Pour qu’il y ait délit d’initié, il faut un initié, c’est-à-dire une personne amenée à avoir connaissance d’informations suffisamment importantes pour qu’elles puissent avoir une incidence potentielle sur l’évolution du cours en bourse de la société en question.

Cette personne détient ces informations sensibles en raison de la position qu’elle occupe dans l’entreprise concernée (cadre de haut niveau, par exemple) ou parce qu’elle travaille avec cette entreprise (prestataire, cocontractant, etc.) ou encore, parce qu’elle est un proche d’une personne occupant l’une de ces positions.

Contrairement à ce que laisse penser le terme de délit d’initié, ce n’est pas le fait d’avoir connaissance de ces informations qui est jugé répréhensible, mais celui de les mettre à profit pour réaliser des transactions boursières juteuses, alors que la masse des investisseurs qui ignorent ces indications ne peut en tirer partie.

Des informations secrètes et précises portant sur des faits importants

Pour que le délit d’initié soit avéré, ces informations doivent répondre à certaines conditions :

  • Comme nous l’avons déjà vu, elles doivent porter sur des événements ayant le potentiel d’influer les cours des titres de la société en question à la hausse ou à la baisse en raison des perspectives de bénéfices ou de pertes futures qu’ils induisent. La signature imminente d’un contrat de vente important, une découverte décisive du département de R&D, ou au contraire, la déclaration en faillite imminente d’une filiale sont autant d’événements de cette nature.
  • Elles ne doivent pas avoir été portées à la connaissance du public. Ainsi, le détenteur de ces informations est privilégié par rapport aux autres investisseurs : il a connaissance de cette information avant eux. C’est l’abus de cette inégalité qui est sanctionnée par le législateur.
  • Enfin, les informations doivent être suffisamment claires et précises pour être exploitables, même si l’issue de l’événement en question n’est pas absolument certaine. La tenue de négociations en vue de remporter un contrat portant sur un marché déterminé peut ainsi être qualifiée comme une information privilégiée. En revanche, les rumeurs ne peuvent servir de fondement à un délit d’initié, car les indications qu’elles fournissent ne sont pas assez précises. En outre, elles sont en principe connues d’un grand nombre de personnes.

Les devoirs d’information des sociétés

En France, les sociétés ont l’obligation de publier périodiquement un certain nombre d’informations au Bulletin des annonces légales obligatoires (BALO), en particulier leurs résultats trimestriels. Par ailleurs, le gendarme de la bourse (la COB) leur impose également de communiquer au public toute information susceptible d’avoir une incidence sur les cours des titres.

Les sociétés sont aussi tenues d’informer le public lors de la mise en œuvre de certaines opérations (introductions en bourse, offre publique d’achat ou fusion, entre autres). Elles peuvent aussi communiquer de leur propre initiative sur leur vision, leurs perspectives ou leurs grands projets dans les médias.

Toutefois, les entreprises respectent en principe une pratique visant à imposer à leurs collaborateurs de s’abstenir de communiquer sur ces sujets pendant la période de 30 jours qui précède ces annonces, même lorsque les données chiffrées correspondantes sont arrêtées (la durée est réduite à 15 jours pour les échéances les moins cruciales). Cette période, que l’on nomme le black-out, vise précisément à éviter les délits d’initiés.

Ces initiatives visent à informer les investisseurs sur les sociétés dans lesquelles ils peuvent placer leur argent sans créer d’inégalité entre eux, puisque tout le monde a accès à ces indications.

Les devoirs d’abstinence des initiés

Tant que les informations sensibles (financières ou autres) n’ont pas été communiquées au public, les "initiés" doivent s’interdire de réaliser des opérations boursières, d’achat ou de vente à découvert quand cela est possible, pour profiter à l’avance de l’impact qu’elles sont susceptibles d’avoir sur les cours. Si l’annonce en question a une forte probabilité de faire grimper les cours lorsqu’elle sera portée à la connaissance du public, ils doivent s’interdire d’acheter les titres de la société concernée, par exemple.

Ils doivent également éviter de communiquer ces informations à quiconque pour éviter qu’un tiers n’en tire parti, ni ne formuler de recommandations d’achat ou de vente des titres boursiers de cette société. Ces restrictions s’étendent aux produits dérivés et aux transactions de gré-à-gré.

De plus, les dirigeants et les membres de leur famille doivent signaler à l’Autorité des Marchés Financiers (AMF, c’est-à-dire, le gendarme des marchés financiers) toutes les transactions sur les titres de la société qu’ils effectuent lorsque leur montant excède un certain seuil par année civile.

Les initiés qui exploiteraient les informations privilégiées qu’ils détiennent peuvent être poursuivis par l’AMF. S’il n’est pas établi qu’ils ont réalisé ces opérations ou fait ces indiscrétions pour s’enrichir de manière frauduleuse, ils peuvent tout de même écoper d’une amende qui peut représenter jusqu’à 10 fois le montant de la plus-value réalisée pour “manquement d’initié”.

En revanche, s’il apparaît que ce manquement d’initié s’accompagnait d’une volonté de spéculer, le dossier est transmis au pénal et le manquement d’initié se double d’un délit d’initié. Les auteurs présumés de ces délits peuvent être condamnés à une peine de prison qui peut atteindre 5 ans, qui s’ajoute aux sanctions financières infligées pour le manquement d’initié.

Les délits d’initiés sont rares, à moins que…

Ces comportements sont-ils fréquents ? Si l’on rapporte le nombre de condamnations relevant du pénal au nombre de transactions effectuées quotidiennement sur les marchés, il apparaît que les délits d’initiés avérés sont très rares.

Cependant, il est très difficile pour les juges d’établir la preuve que des ventes ou des achats massifs d’actions ont été réalisés sur la base d’informations privilégiées connues avant le public. Les accusés peuvent en effet invoquer un pressentiment qui leur aura fait prendre cette décision. Cette difficulté expliquerait pourquoi la plupart des cas examinés en justice ne sont jamais qualifiés de délits d’initiés.

En 2018, The Economist avait présenté les résultats de deux études menées par des chercheurs des universités de Cambridge et d’Harvard, suggérant que les délits d’initiative étaient monnaie courante en pratique.

L’équipe de l’université britannique avait examiné ce qui s’était passé lorsque 9 grandes banques américaines avaient été associées aux décisions d’allocations des fonds d’un programme de relance (“TARP”) mis en œuvre pendant la crise financière de 2008.

Elle avait démontré que les cadres qui avaient participé à ces travaux avaient enregistré de bien meilleures performances dans leurs opérations de trading après leurs rencontres avec les hauts-fonctionnaires américains. Ils avaient également largement "surperformé" (et ce, de manière inhabituelle) leurs collègues qui n’avaient pas participé à ces rencontres.

La seconde étude, menée par l’université d’Harvard, est encore plus édifiante. Les chercheurs ont constaté que les grands investisseurs (clients fortunés, banques, fonds de pension, etc.) ont tendance à réaliser davantage d’opérations de bourse dans les périodes qui précèdent les annonces de liquidation de portefeuille. Ces liquidations de portefeuille sont des opérations orchestrées par les gérants d’OPCVM au cours desquelles ils vendent de grandes quantités de titres et en achètent d’autres pour modifier la composition du portefeuille des fonds qu’ils gèrent.

Cela s’expliquerait parce qu’ils seraient "tuyautés" par leurs courtiers, lorsque ceux-ci sont mis au courant de l’imminence de ces liquidations. Ils peuvent ainsi tirer parti de ces avertissements et vendre leurs titres avant que ceux-ci ne se déprécient en raison de ces ventes massives. En retour, ces courtiers percevraient une commission plus élevée, ce qui suggère qu’ils y trouvent aussi leur compte.