L'économie Twitch, entre gros sous et petits streamers

L'économie Twitch, entre gros sous et petits streamers Le leak du 6 octobre est l'occasion de se plonger dans le modèle économique atypique d'une plateforme qui fixe elle-même les tarifs de ses streamers et prélève une commission plutôt salée.

A moins d'avoir passé ces derniers jours sur une île déserte, vous n'avez pas pu manquer ces tweets sur les millions que gagnent les streamers les plus populaires sur Twitch. Depuis qu'une bonne partie du code source de la plateforme a été leaké par un utilisateur anonyme sur le forum 4Chan, c'est tout le Web qui s'embrase. On y découvre notamment que Twitch a reversé plus de 9,5 millions de dollars à une chaîne comme Critical Role entre août 2019 et octobre 2021, ou que deux Français, Zerator et Locklear, ont touché près de 1,4 et 1,2 million de dollars sur la même période. Des montants auxquels il convient de rajouter les gains réalisés via les opérations spéciales, boutiques de merchandising et donations en provenance de la communauté. Des sommes conséquentes donc mais qui ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Car les 125 Go de données mises à disposition par le hacker sont autant d'occasions de se plonger dans les entrailles d'une plateforme rachetée 1 milliard de dollars par Amazon en 2014.

"Ce leak a d'abord mis en lumière le fait que Twitch est devenu un business pour certains streamers qui sont devenus de véritables chefs d'entreprise", analyse Fabien Gaetan, head of gaming et social entertainment chez We are Social. Dans ce business, on trouve d'un côté des streamers aux manettes de chaînes freemiums. Et de l'autre des spectateurs qui ont accès à plus ou moins d'avantages, selon le bon-vouloir des streamers qui choisissent ce qui est accessible gratuitement, ou réservé à leurs abonnés payants (les subs, dans le jargon Twitch). Comme visionner des live, accéder au chat du live, voir le replay, ou rejoindre un canal Discord pour prolonger la discussion. A une nuance près, les streamers n'ont pas la main sur les tarifs proposés. Ceux-ci sont définis par Twitch : 3,99 euros pour le premier niveau d'abonnement (Tier 1), 9,99 euros pour le second (Tier 2) et 24,99 euros pour le troisième (Tier 3) en France. Le prix est donc le même, que vous décidiez de vous abonner à un streamer qui fait une vingtaine d'heures de live par mois ou à peine quelques heures, qu'il ait un million de followers ou une petite poignée.

La liste des avantages proposés aux abonnés Tier A1 de Zerator. © Capture d'écran

C'est une vraie différence par rapport à ce qui se fait chez les concurrents de la creator economy, comme Youtube et Patreon, où chacun est libre de valoriser les contenus qu'il propose comme il l'entend. Et c'est directement lié à l'ADN de Twitch, ancré autour de la notion de communauté. "On vient sur la plateforme pour consommer du Twitch et pas un streamer en particulier", résume Velvetshadow, streamer spécialisé dans la Twitch economy. C'est la raison pour laquelle un streamer qui décide de bouger sa chaîne sur Youtube Gaming, ne sera, selon Velvetshadow, pas toujours suivi par l'ensemble de la communauté.

Et c'est peut-être aussi la raison pour laquelle la commission que Twitch prélève sur les subs, les bits (des biens virtuels qu'un spectateur peut envoyer à un streamer) et les publicités, est aussi élevée : 50% par transaction, même si les streamers les plus populaires réussissent à faire tomber cette commission à 30%. Cela peut paraître beaucoup, surtout quand on sait à quel point les 30% de commission prélevés par Youtube sont décriés. Cela n'a pourtant jamais fait tiquer les streamers de Twitch qui, s'ils sont prompts à dénoncer la passivité de la plateforme face à la prolifération des comportements et contenus injurieux dans les live, sont beaucoup moins revendicatifs sur le sujet du partage de la valeur. "La communauté de créateurs de Twitch est encore jeune, analyse Fabien Gaetan. Elle n'a pas encore le réflexe de défendre la valeur de son travail."

C'est ce qui permet à Twitch de garder la mainmise sur le modèle économique de ses streamers. Et de leur imposer, début août, une baisse des prix des subs dans certains pays du monde pour les adapter au pouvoir d'achat local. C'est ainsi que le sub Tier 1 est passé de 4,99 à 3,99 euros en France... et à 1,75 euro en Thaïlande, où la baisse était la plus forte. Un moyen pour Twitch de regagner en attractivité dans des régions comme l'Amérique du Sud ou l'Asie, où il est en position de challenger. "Si Twitch est le leader incontesté en Europe et en Amérique, il est largement battu par Facebook en Indonésie ou aux Philippines", illustre Velvetshadow. Au Brésil, c'est la croissance annuelle de Facebook Gaming qui est la plus forte du marché.

Alors que le coronavirus a installé le livestream dans les usages, pas question pour la filiale d'Amazon de perdre la main. Rendre son offre plus accessible, c'est se donner les moyens de viser un public plus large… et de permettre aux streamers de mieux gagner leur vie. C'était le discours tenu par Twitch au moment de l'annonce et c'est, à en croire Velvetshadow, ce qui est en train de se passer. Le streamer note que depuis le changement tarifaire, il y a deux mois, son chiffre d'affaires mensuel a crû de 35%. "Il y a beaucoup plus d'utilisateurs qui offrent des abonnements, via le gift sub, et d'autres qui s'abonnent aux niveaux 2 ou 3, maintenant que ces derniers sont plus accessibles." 

"50% des streamers gagnent moins de 1 centime de dollar par mois"

Est-ce que ce sera suffisant pour permettre à Twitch de tirer les revenus de tout un ventre mou vers le haut ? C'est en tout cas l'un de ses principaux défis au vue des données qui ont fuité le 6 octobre. "50% des streamers gagnent moins de 1 centime de dollar par mois", rappelle Defend Intelligence, un streamer qui s'est plongé dans le leak. L'écart entre les plus riches (ils sont 81 à avoir gagné plus de 1 million de dollars au cours des deux dernières années) et les plus pauvres est abyssal.

Et ce n'est pas la monétisation par la publicité qui permettra de le combler. Amazon restant très secret sur le sujet (les performances de Twitch sont noyées dans celles de sa division cloud dans ses rapports financiers), il faut aller piocher dans la presse anglo-saxonne pour trouver quelques chiffres. Twitch aurait ainsi réalisé près de 300 millions de dollars de revenus publicitaires en 2019, selon The Information. Loin de l'objectif initialement visé, et situé entre 500 et 600 millions de dollars, toujours selon The Information. Et si peu par rapport aux revenus que Twitch dégage au global. Ils avoisineraient les 2,3 milliards de dollars en 2020, selon des estimations de Super Data, essentiellement tirés par les fonctionnalités payantes. La plateforme paie sans doute sa passivité face à la prolifération des contenus et commentaires injurieux qui vaut à Twitch d'être encore boycotté par certains annonceurs. "Les marques ont besoin de contrôler le contexte de diffusion de leurs publicités, ce que ne permet pas le mode live de Twitch", observe Fabien Gaetan.

Dans la guerre de la creator economy, la principale force de Twitch reste sans aucun doute le soutien d'Amazon, qui n'hésite pas à faire jouer les synergies pour pousser sa pépite. Les abonnés Prime se voient ainsi offrir un abonnement Twitch. Quant aux streamers, ils peuvent eux décider de lancer des Watch Parties, en invitant tous leurs abonnés dotés d'un compte Prime Video à regarder un film ensemble et à le commenter sur leur chaîne. On imagine aussi que le soutien d'Amazon ne sera pas de trop pour aider sa filiale à lancer ce projet concurrent de Steam, dont le leak du 6 octobre a révélé l'existence. "Lancer une plateforme de téléchargement de jeux avec la puissance de la communauté Twitch et l'expertise e-commerce d'Amazon, c'est tout ce qu'il y a de plus logique", estime Fabien Gaetan. Et le marché est lucratif : Steam rassemblait plus d'un milliard d'utilisateurs en 2020 et a généré près de 4 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2017 (dernier chiffre connu).