Les chaînes TV à la reconquête des audiences jeunes : un combat perdu d'avance ?
Les chaînes de télévision françaises accélèrent sur le streaming, une transformation parfaitement illustrée par le recentrage stratégique de TF1 et M6 sur leur core business (vidéo et télé) et déjà bien visible dans les conditions générales de vente dévoilées par leurs régies pour 2024. Au menu : une plus forte présence sur les écrans de CTV, l'enrichissement de l'offre éditoriale spécifique à la VOD, des efforts pour offrir aux annonceurs plus de data et des packages d'achats cross screens. Des bruits de couloir font même part d'une mise à disposition imminente de manière gratuite du linéaire également en CTV après d'âpres négociations avec les fournisseurs d'accès internet, dont les box se gardent pour l'instant ce privilège.
Mais même ce genre de mesure, si elle devait se confirmer, ne suffirait pas pour permettre à ces acteurs historiques de véritablement concurrencer les services de SVOD et notamment d'AVOD, d'après certains analystes. "A l'exception de Canal+, les signaux envoyés par les chaînes historiques concernant leur offre de contenus ne sont pour l'instant pas suffisants pour rajeunir et renouveler leurs audiences, ce n'est pas tenable pour eux sur le moyen terme", estime Pascal Malotti, directeur de la stratégie chez Valtech France. Pourtant, complète Philippe Bigot, directeur du département vidéo chez Havas Media, "il est impératif pour les groupes audiovisuels historiques de gagner des audiences à travers le streaming. C'est le seul moyen pour ces derniers de reconquérir les moins de 50 ans. Il faut savoir que les 35-49 ans sont presque une cible trop jeune pour la télévision au sens classique linéaire".
Cependant les chaînes historiques ont bel et bien entamé leur mue pour concurrencer les services AVOD et SVOD ne serait-ce qu'en renforçant leurs catalogues spécifiques aux contenus de vidéo à la demande et en lançant des chaînes FAST (Free Ad-supported TV). Ces dernières sont des offres thématiques financées par la publicité proposant une expérience de visionnage linéaire, comme le font les services de VOD alternatifs de type Pluto TV, Rakuten TV, Molotov ou Samsung TV Plus. MyTF1 par exemple revendique une soixantaine de chaînes de ce type et une offre spécifique à l'AVOD de 5 000 heures de contenus, le tout sans reproduire ce qui se fait en linéaire et en gardant un financement à 100% publicitaire. Alors pourquoi ces signaux ne sont-ils pas suffisants ?
La bataille perdue des investissements
"Toute la difficulté se trouve dans le volume d'investissements nécessaire pour proposer une offre de contenus de qualité. TF1 investit près d'un milliard d'euros par an en production (le coût des programmes du groupe tous genres confondus était de 987 millions en 2022, ndlr.). En face, les plateformes dépensent entre 6 et 8 milliards de dollars pour ne citer qu'Apple TV+ et Prime Vidéo dont ce n'est pas le cœur de business (certaines estimations indiquent que le budget de Prime Video était de 15 milliards de dollars en 2022, ndlr.). On peut aussi penser aux 17 milliards de dollars dépensés par Netflix en création originale (chiffre de 2021 depuis réduit de quelques 300 millions, ndlr.)", poursuit-il.
En d'autres mots : la capacité d'investissement des chaînes comparée à celle des grandes plateformes mondiales est la limite de l'exercice pour les premières. Impossible par conséquent de s'y attaquer frontalement… D'autant que tout espoir de fusion permettant à ces groupes de se renforcer est tombé à l'eau depuis que le projet de TF1 et M6 a été en pratique invalidé par l'Autorité de la concurrence.
"Le seul à avoir compris comment se sortir de ce dilemme est Canal+, notamment en se focalisant sur deux axes : la production de contenus de niche et ultra qualitatifs, d'une part ; la conclusion d'accords de partenariat stratégiques avec les plateformes, de l'autre. Le partenariat signé avec Apple TV+ relève d'un coup de génie pour les deux parties, mais il y a eu également Netflix, Disney+, etc.", ajoute-t-il.
Un résultat similaire pourrait être obtenu au Royaume-Uni, bien qu'il s'agisse là d'un projet tout à fait différent : plusieurs chaînes de télévision gratuite anglaises (BBC, ITV, Channel 4 et 5) se sont associées pour créer leur plateforme commune d'AVOD, Freely, qui diffusera sur les smart TV dès 2024 leurs contenus en direct et à la demande. Il ne s'agit donc cas de fusionner mais de devenir partenaires pour proposer un seul point d'entrée qui agrège tous les contenus. "Leur atout est de proposer une seule porte d'entrée pour tous leurs contenus. Pour être compétitif dans l'écosystème actuel qui est très fragmenté le fait de disposer d'un point d'entrée commun et visible est devenu clé. Une fois que l'utilisateur a ouvert la porte, il entre et il y reste. C'est ce que fait Sky au Royaume-Uni et Canal+ en France, avec la différence que Freely, c'est du gratuit. Ceci dit, c'est le tout début de l'histoire pour Freely et on verra si cela fonctionne", analyse Emmanuel Josserand, responsable des relations avec les agences, les marques et l'industrie chez Freewheel (Comcast).
Une telle évolution serait cohérente avec l'ambition d'une bonne partie de ces acteurs historiques, à commencer par TF1, de développer une plateforme de streaming gratuite financée par la publicité et accessible à tous les Français. Il suffit pour cela que tous se mettent d'accord sur le partage des revenus entre chaînes et agrégateurs, ce qui n'est pas toujours une mince affaire, il suffit pour cela de penser aux feuilletons TF1/ Molotov et plus récemment TF1/Canal+.
L'hyper distribution, une condition sine qua non
On l'aura compris, la réussite de chaînes TV historiques dépendra également de leur bonne présence et visibilité sur tous les chemins d'accès possibles. Raison pour laquelle ces dernières ont multiplié les annonces d'accord avec les constructeurs de CTV pour y être présentes, TF1 par exemple assurant couvrir aujourd'hui 95% de foyers français équipés d'un device télé en OTT. Et pour cause, la part des foyers français équipés d'une smart TV ou d'un boitier OTT continue de progresser selon le dernier Référentiel des usages numériques Arcep-Arcom : elle était respectivement de 49% et de 30% au deuxième semestre 2022. Ces devices offrent un accès direct à internet sans que l'utilisateur ne soit plus obligé de passer par les box des opérateurs télécoms (et ce même si ces dernières restent cependant très largement majoritaires encore : 82% des foyers français sont équipés d'une box opérateur).
Il reste le dossier épineux du linéaire qui reste encore le principal vecteur d'audiences et de recettes pour les chaines historiques, et de loin : aujourd'hui seules les offres AVOD des chaines historiques sont disponibles en CTV. Pour accéder aux contenus du linéaire sur ces devices, l'utilisateur est obligé de payer un abonnement (par exemple pour les versions Max de MyTF1 ou de 6Play) s'il ne veut pas passer par les box opérateurs. "La distribution est clé pour la réussite de la transformation des chaînes historiques. Pendant longtemps les obligations des chaînes françaises vis-à-vis des telcos ont limité leur capacité à se déployer et disposer de la visibilité en-dehors des box opérateurs. La tendance naturelle de ce marché, avec l'essor des CTV et du grand écran sur OTT, est que toute l'offre gratuite y soit également disponible", analyse Nicolas Mignot, vice-président ventes publishers et stratégie internationale de FreeWheel (Comcast).
Après tout, pourquoi verrouiller l'écran TV si le linéaire est visible en mode gratuit partout ailleurs en OTT – mobile, PC et tablettes ? D'après plusieurs interlocuteurs, une annonce en ce sens serait imminente : les chaînes auraient réussi à faire évoluer leurs accords avec les FAI pour avoir le droit de proposer de manière gratuite leurs contenus linéaires même en dehors des box opérateurs.
Les limites du modèle publicitaire
Mais il y a un autre facteur bloquant au succès des offres AVOD des chaînes historiques, et de taille : le chemin semble bouché pour la pub de l'avis de nombreux analystes. "Je ne vois pas à ce jour qui pourrait faire front face à Amazon, Google et Meta en termes de capacité de ciblage avec une taille critique incommensurable afin de capter les budgets des annonceurs", analyse Pascal Malotti.
La situation est encore plus tendue quand il s'agit de parler d'engagement : "La nouvelle télé, qui plus est fortement génératrice d'engagement, c'est TikTok, qui capte à peu près tout le temps de cerveau disponible des jeunes audiences avec des coûts de production proches de zéro grâce à l'UGC et à des influenceurs qui deviennent des boîtes de production à part entière dont l'objectif est de monétiser l'attention", poursuit l'expert. "Même les plateformes les plus génératrices d'engagement jusque-là, à savoir YouTube et Twitch, se font concurrencer par TikTok. Même chose pour les plateformes de streaming comme Netflix."
Tout cela limite fortement le gâteau publicitaire, incitant ces chaînes à analyser la possibilité d'intégrer un modèle hybride, incluant des abonnements. Le souci est que pour capter des abonnements, ces dernières doivent être en mesure de proposer une palette variée de programmes avec des niches fortes. C'est un peu le serpent qui se mord la queue.
Mais tout le monde n'est pas de cet avis, ne serait-ce que parce que tous les foyers français ne pourront pas se permettre de cumuler des abonnements pour voir leurs émissions télévisées, même à des prix rendus plus accessibles grâce à l'hybridation des offres SVOD avec la publicité. "Une plateforme gratuite qui arrivera avec des contenus attirants a toutes les chances de capter l'intérêt des audiences et par conséquent des annonceurs. N'oublions pas que MyTF1, ce sont 26 millions de visiteurs uniques. Mais pour être persuasif et apporter la preuve de ses audiences et de son efficacité il faudra à tous ces acteurs disposer d'une mesure unifiée qui permette de connaître l'apport de couverture sur cible du digital comparé à la télévision", conclut Philippe Bigot.
Il va de soi que l'absence d'une méthode uniformisée pour l'achat TV linéaire et digital (qui à ce jour obéissent encore à des logiques séparées, le premier en GRP, le second à l'impression) ne facilite pas les choses. Une situation qui devrait changer courant 2024, le marché travaillant d'arrache-pied pour trouver une méthode qui facilite la convergence de l'achat média sur tous les écosystèmes, ce qui pourrait améliorer l'attractivité de la TV avec une meilleure analyse des performances et de meilleures capacités de ciblage et de contrôle de la répétition.