Frédéric Brochard (France Télévisions) "Un retour sur investissement spectaculaire" : France Télévisions augmente ses journalistes grâce à l'IA

Frédéric Brochard, CIO et CTO de France Télévisions et membre du Comex, revient sur l'intégration de l'intelligence artificielle générative au sein du groupe qui compte aujourd'hui plus de 9 000 salariés.

Frédéric Brochard est CIO et CTO de France Télévisions. © FTV

JDN. Quels sont les principaux cas d'usage d'IA générative actuellement déployés ou expérimentés chez France Télévisions ?

Frédéric Brochard. Les deux principaux livrables actuels concernent un portail baptisé medIAGen, qui permet d'accéder à différents modèles de langage. Nous proposons plusieurs options, avec une mise en avant de Mistral, mais avec également Gemini, OpenAI et Claude. Ces modèles sont hébergés dans des espaces privés, garantissant que les documents traités restent confidentiels et n'enrichissent pas les bases de données externes.

Le deuxième cas d'usage concerne le sous-titrage de France Info, lancé en décembre dernier. Auparavant, l'opération était manuelle, avec l'aide de logiciels algorithmiques, mais limitée à 6 heures par jour. Grâce à l'intelligence artificielle, nous avons pu étendre ce service en permanence, répondant ainsi aux besoins des associations représentant les personnes sourdes et malentendantes. Dans le domaine du speech-to-text, nous travaillons avec Speechmatics, une entreprise britannique. Ce succès nous conduit à déployer progressivement cette fonctionnalité, notamment pour les éditions régionales.

Au-delà du sous-titrage en direct, nous développons des solutions pour les journalistes, comme transformer les rushs vidéo en texte recherchable. Ce qui permet par exemple de localiser rapidement un passage où le président Macron mentionne le mot "nucléaire". Notre réflexion s'étend aussi à d'autres applications : reconnaissance faciale, description automatique de scènes, assistance à la documentation. L'objectif est d'augmenter les capacités des journalistes en automatisant certaines tâches manuelles.

"L'objectif est d'augmenter les capacités des journalistes en automatisant certaines tâches manuelles"

Enfin, nous suivons également les avancées technologiques, comme le montage automatisé par IA, sans nécessairement les transformer immédiatement en projets opérationnels.

Avec medIAGen, vous avez fait le choix de développer votre propre copilote IA d'entreprise. Pourquoi ne pas avoir opté pour une solution existante sur le marché, comme Microsoft Copilot ou Gemini ?

Nous avons souhaité conserver une grande flexibilité, conscients que chaque modèle de langage présente des forces et des faiblesses selon les tâches à accomplir. Nous sommes dans une phase d'apprentissage où l'intelligence artificielle évolue à une vitesse vertigineuse. Les versions se succèdent à un rythme effréné – o1, o2, o3 – et s'enfermer trop rapidement dans un choix unique nous est apparu contre-productif. Nous voulions rester ouverts, capables de nous adapter aux innovations. Prenez Mistral par exemple : leurs modèles n'existaient pas quand nous avons commencé notre réflexion. Notre objectif est de conserver cette capacité d'adaptation et d'ouverture.

Vous avez également généralisé l'utilisation du marquage C2PA (une métadonnées pour authentifier la provenance d'un média) à l'ensemble de vos journaux télévisés. Quel est l'objectif de cette démarche ?

"Nous avons été les premiers en France, et presque les premiers au monde, à systématiquement taguer nos images, notamment celles du journal télévisé"

Sur l'IA et la question des fausses informations, nous avons d'abord tenté de détecter les images générées artificiellement. Mais nous avons rapidement compris les limites de cette approche : plus l'intelligence artificielle devient performante, plus il devient difficile de distinguer le vrai du faux. Nous avons donc changé de stratégie.

Plutôt que de chercher à identifier ce qui est vrai ou faux, nous avons décidé de nous concentrer sur nos propres contenus et ceux de nos partenaires de confiance, comme l'AFP. Notre solution, le marquage C2PA, est une sorte de "tatouage" numérique qui garantit l'authenticité des médias. Nous avons été les premiers en France, et presque les premiers au monde, à systématiquement taguer nos images, notamment celles du journal télévisé. L'objectif n'est pas tant de prouver la véracité absolue que d'authentifier la source et le mode de création. On peut ainsi identifier qu'une image est un contenu original ou, à l'inverse, qu'elle a été générée par intelligence artificielle.

Comment vos équipes sont-elles organisées pour piloter les projets d'IA générative ? Disposez-vous d'une task force dédiée, ou travaillez-vous en mode transversal avec les métiers ?

Notre organisation a considérablement évolué ces dernières années. Il y a cinq ans, j'avais initialement créé une équipe dédiée baptisée DaIA pour Data et Intelligence Artificielle. L'idée était de centraliser les compétences et d'aller démarcher les différents métiers. Mais cette approche n'a pas fonctionné. L'équipe était déconnectée du terrain. Les experts venaient proposer des outils à des métiers qui avaient leurs habitudes de travail avec leurs ingénieurs informatiques. L'IA était perçue comme un énième outil technologique, sans réelle plus-value apparente.

Nous avons donc radicalement changé notre approche il y a environ 18 mois. Désormais, chaque équipe d'ingénieurs travaillant auprès d'un métier explore son propre portefeuille d'outils pour identifier les solutions d'IA pertinentes. Nous avons mis en place des squads au sein de chaque type d'ingénierie pour piloter les projets. L'organisation est structurée de manière très précise : à la base, la plateforme technologique. Les data ingénieurs sont rassemblés dans une équipe unique, mais sont répartis dans différentes squads. Au sommet, nos product owners sont regroupés dans un Tech Lab IA, qui assure la cohérence globale des cas d'usage. Cela nous permet d'être plus agiles, plus proches des besoins métiers, tout en maintenant une vision stratégique globale.

Comment avez-vous mesuré l'impact concret de vos premiers déploiements IA ?

Pour le sous-titrage, le retour sur investissement est spectaculaire. Imaginez auparavant quatre personnes côte à côte travaillant en continu sur le sous-titrage. Aujourd'hui, grâce à l'IA, nous avons réussi à passer de 6 à 24 heures de sous-titrage sans coût supplémentaire significatif. Pour le speech-to-text, nous estimons un gain de productivité d'environ 10% pour les journalistes. Pouvoir localiser instantanément un passage représente un gain de temps considérable.

Cependant, tous nos cas d'usage ne se mesurent pas uniquement en termes financiers. Certains relèvent plus de l'amélioration du service ou de l'expérience utilisateur. Il existe aussi des outils IA intégrés dans les logiciels du marché, comme les fonctionnalités d'Adobe Firefly qui permettent d'agrandir une image.

En tant qu'acteur public, êtes-vous soumis à des contraintes spécifiques dans l'usage de l'IA, en matière de transparence, de souveraineté technologique ou d'éthique ?

Nous nous imposons des lignes rouges très strictes sur l'usage de l'intelligence artificielle. Notre approche est claire. Nous ne voulons pas tomber dans les travers de la désinformation ou de la manipulation. Par exemple, nous refusons catégoriquement de générer des personnages avatarisés par IA ou de publier des images non authentifiées. Notre règle est simple : toute image générée par intelligence artificielle doit être clairement identifiée comme telle.

"Contrairement à certains médias qui génèrent et publient des résumés automatiques, nous nous l'interdisons formellement"

S'agissant de l'information, notre principe est intraitable. Aucun article n'est publié sans une relecture humaine intégrale. Ce n'est pas qu'une question de technologie, mais de responsabilité journalistique. Un journaliste doit apposer sa validation sur chaque contenu, de A à Z. C'est notre ligne rouge.

Contrairement à certains médias qui génèrent et publient des résumés automatiques, nous nous l'interdisons formellement. Ces lignes rouges, nous nous les imposons nous-mêmes, sans contrainte extérieure. Notre objectif est de préserver la qualité, la fiabilité et l'intégrité de l'information.