Jean-Pierre Nadir (Easyvoyage) "Notre stratégie d'indépendance avait atteint ses limites"
Ces dernières années, Easyvoyage parvenait tout juste à maintenir son volume d'activité. En s'adossant à Webedia et ses 22 millions de VU, son PDG nourrit de nouvelles ambitions.
JDN. Webedia vient d'annoncer avoir racheté 57% d'Easyvoyage. Comment se portait Easyvoyage ces derniers temps ?
Jean-Pierre Nadir. Notre chiffre d'affaires est resté à peu près stable, en quelques années il n'est passé que de 24 à 22 millions d'euros. Donc nous n'avons pas régressé, alors que le marché est en contraction. Nous avons réussi à défendre notre position, mais ne parvenions plus à croître.
Pour quelle raison ?
Considérons ce qui a changé ces dernières années dans l'e-tourisme. La technologie ? Certes, mais elle s'est plutôt démocratisée, puisque n'importe qui peut dans son garage développer une application qui sera bientôt extrêmement bien valorisée. Les contenus ? Oui, mais plutôt dans le bon sens, entre les contenus générés par les utilisateurs, les bases de données dans lesquelles on puise de plus en plus et les photos devenues quasi gratuites. La véritable fracture se situe sur l'accès à l'audience, qui fait l'objet d'une surenchère incroyable. Ceci sur fond de marché qui se contracte et de transfert vers le mobile, un canal de ventes pas du tout additionnelles qui souffre de taux de transformation plus faibles et de monétisation – clic ou pub – beaucoup moins élevée. Et bien sûr s'ajoute à tout cela Google, qui pique 30% du business à l'entrée !
C'est donc en matière d'acquisition de trafic que votre modèle devenait difficile à tenir...
Oui. Car il existe des leviers hors Web, comme la télévision, mais ils ne sont pas du tout ROIstes. On voit Kayak, Trivago, Booking et maintenant TripAdvisor y consacrer des budgets quatre fois plus importants que le Club Med à la grande époque ! Impossible de lutter à ce niveau. On s'est bien défendu jusqu'ici, mais on était en résistance. Liligo s'est fait racheter par Odigeo, Kayak par Priceline, Trivago par Expedia, Jetcost par Bravofly Rumbo Group... Easyvoyage était une exception. Seuls, on n'avait plus la capacité à faire croître notre audience. En outre, notre modèle de LBO était une contrainte pour investir, puisque l'argent qu'on gagnait était utilisé pour le rembourser. On va pouvoir repasser à l'offensive.
"Après l'ère des comparateurs, nous entrons dans l'ère des portails"
D'autant que cette inflation se retrouve aussi dans les financements...
Il y a cinq ou six ans, si j'avais levé 100 millions d'euros comme Blablacar l'an dernier, ou même 40 millions, j'aurais pu faire d'Easyvoyage le Blablacar des comparateurs. Mais aujourd'hui, quand vous êtes Auxerre, vous ne pouvez plus gagner la Coupe d'Europe. Le poids de l'e-tourisme dans l'e-commerce est tellement important qu'on est entré dans une course aux moyens. Notre stratégie d'indépendance ayant atteint ses limites, il nous fallait trouver le deal industriel. C'est fait. On a vécu la montée en puissance des comparateurs de voyage, on va maintenant vivre la montée en puissance des portails.
Justement, pourquoi vous rapprocher de Webedia, donc d'un média, plutôt que d'un marchand comme vos concurrents ?
Notre métier est de créer de l'audience qualifiée pour les marchands, pas de vendre par nous-mêmes. Nos concurrents ont fait d'autres choix. Kayak, au sein de Priceline, a maintenant sa brique de paiement. D'ailleurs Google aussi développe la sienne. Pour notre part, nous voulons rester dans cette logique de média. Et pour cela, Webedia est le partenaire idéal : notre rapprochement est dicté par la raison comme par l'ambition. Par la raison parce que nous allons bénéficier de ses 22 millions de visiteurs uniques et que Webedia est en train de bâtir un portail loisirs avec le cinéma, la cuisine, le jeu et le people auquel il ne manquait plus que le voyage. Et par l'ambition car nous allons avoir des moyens décuplés pour retrouver la croissance.
Concrètement, que va vous apporter Webedia ?
D'abord ses 400 millions de visites mensuelles. Nous allons repérer les visiteurs intéressés par les voyages – notamment parce qu'ils sont passés sur Easyvoyage lors des six derniers mois – pour les cibler. Nous y gagnons donc l'accès à une audience qualifiée et pertinente pour un tarif moindre.
"A horizon de 4 ans, Webedia détiendra 100% d'Easyvoyage"
Deuxièmement, nous allons déployer nos moteurs de comparaison sur des espaces de Webedia où l'on parle voyage, comme des blogs d'Overblog. Ou encore sur Le Bon Guide, le site de promotion et de réservation des lieux touristiques en France que Webedia s'apprête à lancer.
Le troisième axe est celui de l'animation du programme membres. Les membres de notre Club s'expriment sur nos forums pour partager leurs expériences, comme le font ceux d'Allociné. On pourrait imaginer de mettre en place un password commun et d'identifier des comportements de visiteurs intéressés par plusieurs facettes du portail de Webedia.
Quel est le montant de l'opération ?
Ce qui est important dans ce deal, c'est la valeur qu'on va créer. Je ne passe que de 40% à 30% du capital donc ce n'est pas une sortie, mais un vrai deal d'entrepreneurs. La valeur créée sera supérieure à la valeur actuelle. Nous sortons du LBO et de ses contraintes financières et nous nous redonnons les moyens de nos ambitions. Et à horizon de quatre ans, Webedia détiendra 100% d'Easyvoyage.
Quelles sont vos ambitions en termes de chiffre d'affaires ?
Nous sommes convaincus que le modèle du portail est le bon. D'ailleurs TripAdvisor est un peu dans cette démarche. Dans deux ans, nous devrions nous situer autour de 30 millions d'euros de chiffre d'affaires. Autrement dit entrer dans le Top 3 européen, sachant que nous sommes déjà aujourd'hui à la 5ème ou 6ème place. C'est un objectif ambitieux, mais à la mesure de Webedia.
Notre rapprochement est tout sauf un coup de tête, je discute avec Cédric Siré et Véronique Morali depuis deux ans et demi. Et je suis très heureux de m'associer à l'aventure Webedia. Souvent en France, un entrepreneur qui réussit, c'en est un qui vend à un Américain, ou à un Qatari. Mais il existe aussi une dynamique de création de champions français. Il n'y en a pas 36, mais Webedia en fait partie.
Jean-Pierre Nadir est le fondateur et PDG d'Easyvoyage. Diplômé en communication, il crée en 1987 une société de livraison de pizza sur le modèle de l'Américain Domino's Pizza. Puis il débute une carrière dans la presse aux côtés de Robert Lafont et fonde le groupe "Les Editions de Demain" qu'il hisse parmi les 15 premiers groupes de presse français. De 1990 à 1999, il lance différents titres de presse : Partir, Cuisine du bout du Monde, Sport's Magazine, Mer & Océan, Cuisine de saison, Jeux de voyage, Jeux de sport, Cuisiner et Voyager Magazine. Il revend son groupe de presse puis, en 2000, lance Easyvoyage.