Fokke de Jong (Fondateur de Suitsupply) "Suitsupply ouvre son premier magasin français à Paris"

Le vendeur néerlandais de costumes en ligne se lance physiquement en France le 3 mai. Son fondateur détaille sa stratégie de marque verticalement intégrée et omnicanale.

JDN. Vous ouvrez le 3 mai votre premier magasin français situé au 18-20 rue de la Paix dans le 2e arrondissement de Paris. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour vous développer en France ?

Fokke de Jong est le fondateur et CEO de Suitsupply © Suitsupply

Fokke de Jong. Cela faisait environ cinq ans que nous avions en tête d'ouvrir un magasin à Paris. Cela ne s'est pas fait plus tôt pour différentes raisons. Mais surtout parce que nous voulions être certain de trouver le parfait emplacement. Ce premier magasin est situé dans une zone commerçante et dispose de suffisamment de mètres carrés pour exposer toutes nos collections ainsi qu'un espace dédié aux retouches. Une dizaine de personnes s'occuperont de les réaliser sur place, le plus souvent en une trentaine de minutes et au plus tard en deux jours. Des tailleurs que nous formons depuis plusieurs mois seront là pour conseiller au mieux les clients. Au total notre première boutique parisienne emploiera une trentaine de personnes.

Comment est née l'idée de Suitsupply ?

Créé en 2000, Suitsupply est une marque néerlandaise verticalement intégrée, qui fabrique et distribue des costumes de très haute qualité à des prix abordables. A l'époque, des marques comme Zara et d'autres avaient déjà adopté ce modèle vertical. Cela leur permettait de maitriser à la fois la fabrication et la vente pour proposer des prix compétitifs à leurs clients. Pour autant, il n'y avait pas, ou peu, de marques direct-to-consumer positionnées sur le très haut de gamme. Après avoir lancé notre site e-commerce, nous avons rapidement réalisé que pour un produit comme le costume, il fallait que nos clients puissent l'essayer en magasin. Nous avons donc ouvert des boutiques. Je crois bien que nous étions une entreprise omnicanal avant même que le terme ne soit inventé. Basée à Amsterdam, Suitsupply compte aujourd'hui 110 magasins et emploie 1 500 personnes à travers le monde, et notamment aux US, en Europe et en Chine.

En 2011, des experts interrogés par le Wall Street Journal avaient jugé un costume Suitsupply à 614 dollars de meilleure qualité qu'un Armani à 3 625 dollars. Comment faites-vous pour proposer une telle finition à des prix aussi compétitifs ?

"Suitsupply compte 110 magasins et emploie 1 500 personnes à travers le monde"

La publication de cet article fut effectivement un moment important pour nous car nous venions de nous lancer sur le marché américain. Lors de ce test, les noms des marques avaient été retirés de sorte que les experts en question ne connaissaient pas l'origine des deux costumes. Si nous arrivons à proposer de tels prix, c'est grâce à notre modèle verticalement intégré qui nous permet de contrôler la fabrication et la distribution de nos costumes. Nos tissus proviennent de fabriques italiennes artisanales, qui pour certaines ont plusieurs centaines d'années.

La production est assurée par des partenaires en Chine qui disposent d'un savoir-faire que l'on ne trouve pratiquement plus en Europe. Nous collaborons étroitement avec ces partenaires et disposons d'une équipe sur place chargée de former le personnel. Pour limiter les invendus, nous regardons attentivement nos chiffres de ventes en ligne et collectons beaucoup d'informations grâce à nos vendeurs sur le terrain. Nous réalisons également des tests en développant de nouvelles lignes de produits chaque saison et nous en produisons davantage la saison suivante en cas de succès. Grâce à ces méthodes, nous arrivons à proposer des prix très compétitifs et nous n'offrons pratiquement jamais de rabais.

Comment se répartissent vos ventes entre online et offline ? Prévoyez-vous d'ouvrir d'autres magasins en France ?

Les ventes en ligne représentent environ 25% de notre business. Si notre site Web a l'avantage de proposer un inventaire plus large, nos boutiques permettent d'essayer et de toucher les produits. Certaines personnes achètent en ligne mais préfèrent récupérer leurs costumes en magasin ou s'y rendent pour effectuer des retouches. Nos clients ont également la possibilité de commander un costume entièrement sur mesure que nous concevons pour eux en trois semaines. Nous étudions actuellement d'autres opportunités d'ouvertures de boutiques en France mais nous n'avons rien à annoncer pour le moment.

Suitsupply est connu pour ouvrir parfois des boutiques dans des endroits peu conventionnels. Pourquoi et comment choisissez-vous vos emplacements ?

Nous nous sommes rendu compte que c'était d'abord notre activité en ligne qui amenait nos clients à se rendre dans nos magasins et que nous n'avions pas systématiquement besoin de louer des emplacements dans les rues les plus passantes où les loyers sont généralement plus élevés. Nous pouvons ainsi nous permettre d'ouvrir des magasins dans des lieux assez inhabituels comme par exemple une villa à Greenwich (Connecticut) ou une boutique à Chicago disposant d'une terrasse avec vue. En plus de coûter moins cher à la location, ces emplacements offrent une expérience originale à nos clients. En moyenne, nous ouvrons entre 10 et 15 nouveaux magasins par an à travers le monde. Pour choisir les pays et les villes où implanter nos boutiques, nous regardons d'abord les chiffres de nos ventes en ligne au niveau local.

Vous accordez également une grande importance à la qualité du service au sein de vos magasins. Que proposez-vous à vos clients ?

"Nous n'investissons pas dans l'intelligence artificielle, nous préférons investir dans nos employés"

Cela passe d'abord par la formation de nos vendeurs. Toutes nos nouvelles recrues (même celles qui travaillent à mi-temps) sont formées dans l'une de nos trois écoles situées en Asie, aux US et en Europe. Pendant une semaine, tous sont formés au métier de tailleur pour devenir des experts du produit et ainsi mieux conseiller nos clients. Une fois en boutique, nous encourageons nos vendeurs à entretenir une relation personnalisée avec leurs clients. Ils peuvent par exemple les avertir par email pour les prévenir que nous venons de recevoir des produits susceptibles de les intéresser. Avec leur accord, nous leur envoyons alors un colis comportant des produits spécialement sélectionnés pour eux.

Le choix des vêtements n'est pas effectué par des algorithmes, mais bien par nos tailleurs eux-mêmes. En effet, nous n'investissons pas dans l'intelligence artificielle, nous préférons investir dans nos employés. D'ailleurs, nous n'évaluons pas nos vendeurs uniquement sur le chiffre d'affaires généré mais sur la satisfaction des clients et sur leur fidélité. Notre objectif est de bâtir une relation sur le long terme avec eux.

Dans cet objectif, disposer d'une bonne connaissance client grâce à la collecte de données semble primordiale...

Bien entendu, nous nous assurons que nous connaissons bien les préférences de nos clients : qu'ont-ils acheté la dernière fois ? A quand remonte leur dernier achat ? Etc. Nos tailleurs ont ainsi accès à des données et des technologies leur permettant de mieux cerner le profil et le style d'un client pour, in fine, leur fournir des conseils plus pertinents. Apporter ce service personnalisé est primordial pour notre marque et il en va de même dans nos magasins. Nos espaces sont par exemple équipés de technologies RFID nous permettant notamment d'améliorer l'expérience en cabine d'essayage.

L'entreprise est-elle rentable ?

L'entreprise est effectivement rentable. Selon les années, notre résultat a pu être négatif mais en tant qu'entreprise en forte croissance, nous regardons surtout notre Ebitda et cet indicateur a toujours été positif. Suitsupply a toujours généré de l'argent, c'est ce qui nous a permis de croître grâce à notre propre cash flow. L'entreprise est aujourd'hui entièrement détenue par moi-même et notre équipe de management. Les US, l'Europe et la Chine sont aujourd'hui nos trois principaux marchés.

En 2017, vous avez lancé Suistudio, une marque pour les femmes. Pour quels résultats ?

"Nous allons continuer d'explorer et d'investir dans Suistudio"

Nous avons lancé Suistudio initialement comme un projet test après avoir reçu des centaines d'emails nous réclamant de décliner notre concept pour une cible féminine. Pour autant, le marché féminin est très différent. Si pour les hommes, avoir recours aux services d'un tailleur est entré dans les mœurs depuis longtemps, c'est plus inhabituel pour les femmes. Pour autant, nous avons été surpris par le succès de la marque depuis son lancement. Et, même si nous n'avons pas forcément besoin de Suistudio pour notre croissance au vu de tout le chemin qu'il nous reste à parcourir avec Suitsupply, nous allons continuer d'explorer et d'investir sur ce marché. Les deux marques resteront cependant distinctes. Chacune continuera d'opérer de manière indépendante avec ses propres designers, ses propres boutiques et avec un site e-commerce différent.

Vous dites compter beaucoup sur le bouche-a-oreille. Quelles méthodes employez-vous ?

Nous n'avons pas de réelle stratégie pour générer du bouche-a-oreille, nous voulons simplement nous assurer d'entretenir une relation spéciale avec notre communauté de clients. Nous sommes par exemple très actifs sur les réseaux sociaux. Pour notre première boutique parisienne, nous allons nous appuyer sur notre communauté de clients français. Nous en avons contacté certains pour les inviter à un dîner. Ils seront également conviés à la soirée d'ouverture du magasin pour être parmi les premiers à le découvrir.

Quels sont vos projets pour les cinq prochaines années ? Une entrée en bourse ou une levée de fonds est-elle à l'étude ?

Nous avons encore un très gros potentiel de croissance dans nos marchés existants en Europe, aux US et en Chine. Nous savons désormais que notre marque peut séduire des clients partout dans le monde mais nous devons nous assurer de préserver la même qualité de nos produits et services à mesure que nous poursuivons notre croissance. Nous voulons permettre à nos clients de porter des produits qui ont une âme et qui sont conçus avec des tissus nobles provenant de fabriques anciennes et artisanales. Car, après tout, qu'est-ce qu'un produit de luxe ? Ce n'est selon moi ni le nom, ni la marque. Les japonais le définissent comme un objet qui a nécessité beaucoup d'énergie, d'implication et de matériaux et je suis assez d'accord avec cette définition. Enfin, à ce jour, l'entreprise n'a pas besoin d'argent pour financer sa croissance. Nous avons davantage besoin de personnes talentueuses pour rejoindre nos équipes.

Par le passé, plusieurs de vos campagnes publicitaires ont été sujettes à controverse, dont notamment celle diffusée en 2018 qui montrait des hommes en train de s'embrasser. Est-ce là une stratégie pensée pour faire parler de la marque dans les médias ?

La plupart des marques qui vendent des costumes de luxe se prennent très au sérieux et transmettent un message de conformité à leurs clients. Nous voulons faire passer le message inverse. En effet, même si certains de nos clients achètent nos costumes pour aller travailler et font ainsi partie du 'système', ils ne veulent pas non plus s'y soumettre. Ces valeurs font partie de l'ADN de la marque et sont aussi liées à ma personnalité.

Concernant notre dernière campagne, nous avions constaté que beaucoup de marques affichaient leur soutien à la cause homosexuelle sans jamais montrer deux personnes du même sexe qui s'embrassaient. Bien souvent, les marques continuent d'afficher uniquement des hommes avec des femmes. Nous avons donc décidé de montrer des hommes en train de s'embrasser,  ce qui a créé une polémique que je trouve assez surprenante. Même dans un pays comme les Pays-Bas, qui a été l'un des premiers à avoir légaliser le mariage gay, des personnes ont été choquées par cette campagne.

En tant que patron d'une entreprise de plus de 1500 salariés, comment continuez-vous à être au contact de vos clients ?

D'abord grâce aux réseaux sociaux qui me permettent de lire tout ce qui se dit en direct sur la marque. Ensuite, grâce à mes nombreux déplacements dans nos magasins. Chaque saison, je prends le temps de visiter chacun d'entre eux avec mes équipes. Il y a quelques semaines, nous étions par exemple aux US où nous avons visité tous nos magasins à un rythme de trois villes par jour. A chaque fois, nous prenons le temps de discuter avec les équipes de ventes pour en savoir plus sur leur marché et le profil de leurs clients. Je consacre ainsi plus de 70% de mon temps sur le terrain car je crois profondément que vous ne pouvez pas gérer une entreprise retail depuis un siège social. Je ne dispose d'ailleurs pas d'un vrai bureau dans nos locaux mais simplement d'une pièce que je partage avec d'autres. Je préfère passer mon temps dans nos magasins à recueillir des informations sur nos clients même si ce n'est pas toujours évident lorsque vous avez des boutiques aux quatre coins du monde.

Fokke De Jong est le fondateur et CEO de Suitsupply, une marque néerlandaise qui confectionne et distribue des costumes haut de gamme. Alors qu'il est encore étudiant en école de droit, il commence à vendre des costumes qu'il stocke dans le coffre de sa voiture. Il décide d'abandonner ses études pour se concentrer à plein temps au développement de sa marque en 2000.