Dans les coulisses de la guerre secrète entre Google et OpenAI

Piqué au vif par l'essor de ChatGPT, fruit de ses propres travaux, Google a réagi en urgence, repensant son moteur de recherche pour rattraper son retard face à l'IA.

Source : ChatGPT - OpenAI

Le 24 mars 2025, Bloomberg publie une enquête au titre évocateur : "Google Is Searching for an Answer to ChatGPT". Ce reportage, fruit de confidences rares et de documents internes, lève le voile sur les secousses stratégiques qui agitent les fondations de Google. Pris de court par l’ascension fulgurante de ChatGPT, le géant californien se retrouve contraint de réinventer son moteur de recherche — ce pilier qui, pendant plus de vingt ans, a façonné notre accès au savoir numérique.

L’âge d’or de Google : un règne sans partage

Depuis ses débuts, Google Search s’était imposé comme la porte d’entrée incontournable vers l’information. Chaque seconde, près de 200 000 requêtes y étaient traitées, générant un trafic colossal et nourrissant l’essentiel des revenus de l’entreprise. Mais en 2022, un événement imprévu bouleverse cet équilibre : la naissance de ChatGPT. Son approche radicalement différente, centrée sur des réponses immédiates et conversationnelles, remet en question l’hégémonie du moteur de recherche historique.

Les hésitations initiales de Google face à l’innovation

Ironie du sort : bien avant l’arrivée de ChatGPT, certains ingénieurs de Google avaient déjà suggéré d’intégrer un agent conversationnel directement dans la page de résultats. Dès 2021, l’idée d’un chatbot capable de répondre aux questions des internautes avait émergé en interne. Mais cette proposition, pourtant audacieuse, fut mise en sourdine. Une frilosité palpable émanait de la direction. "Les gens s’auto-censuraient, ils n’osaient pas imaginer un tel virage", confie un ancien salarié. Les craintes étaient multiples : l’exactitude encore fragile de l’IA, la menace sur le modèle économique de la recherche — savant mélange de liens dits organiques et de publicités soigneusement placées. Résultat : le projet fut rangé dans un tiroir.

L’avènement de ChatGPT : un choc né d’une invention de Google

Lorsque ChatGPT entre en scène, le choc est d’autant plus cuisant que ses fondations reposent… sur une innovation signée Google. L’architecture révolutionnaire du transformer, pierre angulaire des modèles de langage actuels, avait été décrite dans un article scientifique de Google en 2017. OpenAI s’en est emparé, l’a sublimée, et l’a rendue accessible à tous sous la forme d’un assistant conversationnel dénué de publicité. Ce contraste cruel met en lumière la difficulté de Google à transformer ses propres percées en produits percutants. Comme le souligne l’enquête : "Google n’avait intégré cette technologie que de manière précautionneuse, presque timide."

La contre-attaque : une "évolution constante"

Face à la montée en puissance de ChatGPT, Google réagit. En mars 2024, Elizabeth Reid prend les rênes de la division recherche et imprime un nouveau tempo. Elle orchestre une série de transformations, parmi lesquelles les AI Overviews, des synthèses générées par IA trônant désormais en tête des résultats. Un autre changement symbolique : l’introduction d’un mode IA, un onglet dédié sur la page d’accueil, reprenant l’idée du chatbot autrefois rejetée. Mais Reid tempère l’ampleur de cette mutation : il ne s’agit pas d’une révolution, dit-elle, mais d’une "évolution constante".

Les inquiétudes des éditeurs web et la défense de Google

Cette nouvelle donne provoque des remous. De nombreux éditeurs de sites web dénoncent une chute brutale de leur trafic. Selon eux, AI Overviews détourne les utilisateurs de leurs plateformes en leur livrant des réponses prémâchées, sans avoir à cliquer. Chegg Inc., entreprise d’éducation en ligne, est allée jusqu’à attaquer Alphabet en justice, accusant Google de "piller son contenu" et de transformer le web en un "espace fermé où l’utilisateur reste captif". En réponse, le porte-parole José Castañeda rejette ces accusations qu’il juge infondées. Sundar Pichai, quant à lui, embrasse une vision plus large : pour le PDG d’Alphabet, l’intelligence artificielle est une révolution comparable à celle du feu ou de l’électricité.

Un modèle économique sous pression, une qualité contestée

L’intégration de l’IA soulève aussi des questions fondamentales sur le modèle économique de Google. Sa dépendance à la publicité s’accorde mal avec des réponses synthétiques qui incitent moins au clic. Par ailleurs, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer une baisse de la qualité des résultats. Certains internautes, par réflexe, ajoutent "Reddit" à leurs recherches pour obtenir des réponses plus authentiques. "Il y a un vrai sentiment de déclin", observe Emma Lurie, doctorante à Berkeley. Pandu Nayak, responsable de la recherche chez Google, répond que la critique naît souvent de l’oubli : "Quand la recherche fonctionne parfaitement, personne ne s’en rend compte."

Vers un avenir de recherche augmentée par l’IA

Pour Elizabeth Reid, l’ambition est claire : rendre Google plus invisible, mais plus indispensable. L’avenir, selon elle, passe par la voix, l’image, et une IA toujours plus contextuelle. Le mode IA — d’abord réservé aux abonnés premium — explore un nouveau territoire économique. Robby Stein, vice-président produit, souligne que les tests internes montrent une explosion de la complexité des requêtes. Les utilisateurs posent des questions plus longues, plus précises — preuve d’une transformation profonde de la manière dont nous interagissons avec l’information.

Le retour de figures emblématiques comme Sergey Brin et le recrutement de Noam Shazeer insufflent un vent de renouveau. Chez Google, le moral semble remonter. Une énergie nouvelle circule.

Les risques et la fiabilité des réponses générées par l’IA

Pourtant, la prudence reste de mise. Des réponses absurdes, générées par AI Overviews, ont récemment défrayé la chronique. Des erreurs, parfois spectaculaires, rappellent les limites encore réelles de ces systèmes. Mais Reid y voit un processus d’apprentissage. "Avant l’IA générative, personne ne demandait à Google combien de pierres il fallait manger par jour", ironise-t-elle. Pour elle, ces tests grandeur nature sont une étape nécessaire pour affiner la technologie.

Une relation tendue avec les éditeurs, une réalité qui évolue

Le lien entre Google et les éditeurs web, longtemps symbiotique, devient de plus en plus conflictuel. Si la firme a souvent mis en avant son rôle de passerelle vers les sites tiers, elle donne aujourd’hui de plus en plus directement les réponses. Un ancien dirigeant va plus loin : "Donner du trafic aux sites, c’est un mal nécessaire. Ce que veut Google, c’est que les gens restent dans son écosystème." L’introduction d’AI Overviews pourrait accentuer cette logique.

Lors d’un événement baptisé Web Creator Conversation, Google a tenté d’apaiser les tensions. Mais le message perçu par certains créateurs fut glaçant : "Ne comptez pas retrouver vos anciens niveaux de trafic. La recherche a changé."

Conclusion : une ère de mutation profonde

La rivalité entre Google et ChatGPT dépasse le simple affrontement technologique. C’est une redéfinition de notre rapport à l’information, une mutation de l’écosystème web, et une remise en cause du modèle publicitaire dominant. Google, après une phase de doute, semble prêt à embrasser cette nouvelle ère. Une ère où l’IA ne sera plus une option, mais l’essence même de la recherche. Comme le résume Elizabeth Reid avec un éclat dans la voix : "C’est un moment unique pour travailler sur la recherche. Pour la première fois, la technologie permet de réinventer ce que les gens peuvent chercher."