Plaidoyer pour la structuration d'une filière IT en France

Avec le temps, j'ai acquis une conviction : si l'État ne peut et ne dois pas être partout, il a le devoir d'assurer la préservation de notre souveraineté nationale.

Jusqu’à la révolution numérique des années 2000, c’était relativement facile car nous étions dans un environnement que les militaires appellent « conventionnel ». Or tout a changé ces dernières années. Au-delà même des aspects de défense, l’économie est désormais numérique. Une banque est essentiellement un système d’information, les grands industriels développent tous des offres de services récurrents basés sur le numérique, la santé se digitalise à vitesse grand V et même les services publics s’y mettent massivement. Dans un tel contexte, on comprend bien l’importance pour un pays, de disposer d’une industrie du numérique structurée, innovante, évolutive et adaptée aux grands enjeux. Une fois ce constat posé, les pouvoirs publics ne peuvent laisser les entreprises des métiers de l’IT (logiciel et prestations de services) se livrer à une concurrence libre et sauvage sans intervenir afin d’accompagner un mouvement de création d’une véritable filière à l’instar ce que qui se fait dans l’aéronautique, l’armement ou l’agro-alimentaire. Les leçons du Coronavirus  doivent-être tirée. Si la France, pays de l’invention du vaccin, a été incapable d’en produire un, ce n’est pas une fatalité mais le résultat d’une absence de vision et de stratégie à long terme et on a vu dans quel état de dépendance cela nous a mis. Allons-nous faire de même dans le domaine de l’informatique ? 

Dans ma tribune précédente, je décris un panorama dans lequel notre métier s’industrialise et se polarise donc autour de deux grands piliers essentiels : les PME innovantes (50 à 500 salariés environ) et les grandes ESN mondiales. Sauf exceptions, un troisième pan du secteur est lui voué à disparaitre par fusion ou faillite : celui des ETI informatiques allant d’environ 500 à 5000 collaborateurs. Seules celles qui réussiront à créer une véritable valeur ou celles capables d’un haut niveau d’industrialisation vont s’en sortir. Toutes les autres souffrent d’une absence de rentabilité structurelle qui les condamne. L’usage abusif du Crédit Impôt Recherche ou la cavalerie de trésorerie et les renégociations de dettes ne font que repousser l’échéance.

Un phénomène socialement nuisible… 

Nous sommes en début d’année et ces entreprises vont encore expliquer à leurs salariés qui créent l’essentielle de la valeur, que 5% d’augmentation en pleine période d’inflation, c’est beaucoup. Nous allons assister à un bal cynique puisque des millionnaires vont expliquer sans fausse honte aux salariés productifs qui font leur fortune qu’ils vont devoir se serrer la ceinture et perdre en pouvoir d’achat. Dans le même temps se préparent dans le plus grand secret des opérations financières d’OBO (Owner Buy Out) ou de LBO (Leverage Buy Out) qui vont rendre immensément riches ces mêmes dirigeants. Face à ce refus de partager la valeur, de nombreux salariés vont opter pour la démission et rejoindre des plateformes de portage. Si leurs revenus vont augmenter très sensiblement cela contribue à les précariser et les rendre particulièrement vulnérables aux situations de retournement de marché en les « uberisant ». De plus, l’addition de ces compétences isolées qui prestent au sein de clients ne constitue pas une filière structurée capable de faire de la R&D, d’innover et de proposer des offres à valeur ajoutée, facteur de progrès technique. Cette situation est préjudiciable car elle provoque une désaffection pour les métiers de l’IT comme en témoigne la carence de ressources. Les exemples de VO2 groupe qui a récemment ouvert son capital aux salariés ou bien celui des employés de La Redoute qui vont toucher le pactole sont parlants. Il y a une corrélation directe entre la performance de ces entreprises, le climat social qui y règne et leur décision de partager le capital. Alors aux dirigeants qui se plaignent de difficultés managériales tout en refusant ce partage, je répondrais par cette citation empruntée à Bossuet : « Dieu se rit des gens qui se plaignent des effets dont ils chérissent les causes ».

…et économiquement préjudiciable

Les entreprises françaises sont structurellement sous capitalisées par rapport aux entreprises allemandes à cause d’un effet ciseaux entre la lourdeur des prélèvements obligatoires d’un côté et la faiblesse des marges de l’autre. Ce qui peut se comprendre dans certaines industries est totalement incompréhensible en IT. Cette activité stratégique à forte valeur ajoutée technologique et business devrait échapper à cette logique et pourtant non. La raison : une organisation du business qui fausse artificiellement la loi du marché. La prestation informatique est la seule activité où le rapport entre une offre rare et une demande importante ne provoque pas de hausse des prix. Conséquence : une difficulté à générer des marges décentes et à attirer et garder les talents en les payant à leur juste valeur. En effet, en prenant le pouvoir au sein des grands groupes, les fonctions achats ont mis en place des processus de référencement lourds et excluants pour les PME. Au nom de la massification des achats et la réduction du nombre des fournisseurs, les grands groupes ont favorisé plusieurs phénomènes nuisibles à l’économie française et à la constitution d’un secteur IT fort et innovant. Cela a provoqué la délocalisation (off-shore) des prestations, appauvrissant le vivier de compétences français d’une part et a exclu l’essentielle des PME (principaux vecteurs d’innovation) de la commande privée de l’autre. 

En plus des effets évidents que nous venons de citer, il y en a eu un autre plus pernicieux mais très préjudiciable. De nombreuses PME du secteur ont été obligées de « s’adosser » pour survivre à ce phénomène de distorsion du marché. Elles sont en générale rachetée par ces fameuses ESN ETI aux abois qui cherchent à garder la tête hors de l’eau et à se doter des capacités qu’elles ont perdu du fait de leur modèle déclinant et de dirigeants fondateurs ayant atteint leur limite de compétence. 

Incapables d’intégrer correctement ces acquisitions, elles agissent comme des trous noirs qui absorbent et détruisent la valeur. Les fondateurs de ces entreprises s’asseyent systématiquement sur leur complément de prix et les salariés finissent par partir de guerre lasse. Cette situation conduit à l’affaiblissement d’un des deux piliers de notre secteur : les PME. 

Les solutions existent et sont faciles à mettre en œuvre :

  • Intervenir pour réguler les processus achats des grands groupes qui nuisent à la libre concurrence au point qu’on peut se demander si c’est même légal. Ces processus ont été légitimement mis en place à une époque où les métiers de l’IT n’étaient pas structurés. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Des outils d’e-Procurement existent pour aider à la rationalisation. Peut-on décemment continuer à accepter que certains grands donneurs d’ordre utilisent des systèmes d’enchères inversées pour acheter de la prestation informatique stratégique.
  • Accompagner l’élaboration d’une véritable filière qui va de l’école à l’entreprise en passant par la formation continue des adultes. En effet, cette activité évolue par nature très vite sur des cycles courts. Nous devons impérativement rapprocher l’école de l’entreprise afin que les retournements ou changements de marché, de technologies, de méthodes soient immédiatement perçus par l’enseignement (y compris secondaires) et les programmes modifiés en fonctions. La formation continue quant à elle doit aussi s’adapter afin de préserver l’employabilité des salariés durant toute leur carrière. La notion de filière, c'est aussi une collaboration accrue et intégrée entre les grands clients, les grandes ESN mondiales et les PME avec une transparence sur les niveaux de marge et un partage équitable de celle-ci. Cela existe dans le bâtiment, l’aéronautique ou l’agriculture et peut être transposé dans l’IT. Les processus d’appel d’offres impersonnels et rigides conduisant au choix du moins disant sur le papier ne sont pas adaptés à cette activité stratégique. Il faut privilégier la co-production dès le stade de l’appel d’offres sans pour autant nuire à la logique de mise en concurrence bien sûr.
  • Travailler avec les organisations représentatives du secteur à un nouveau modèle de répartition de la valeur. On ne peut plus continuer à utiliser le mode de répartition de la valeur issu du secteur secondaire et de la révolution industrielle à une telle activité. Il faut innover en la matière. Un rééquilibrage du partage de la valeur produite au profit des salariés qui en sont les principaux acteurs va rendre nos métiers plus attractifs et permettre une forme de stabilité. Cela correspond aux aspirations du moment. En effet, l’IT a ceci de particulier que l’on traite des ingénieurs comme des ouvriers spécialisés en leur faisant faire des tâches souvent taylorisées et en leur réservant la portion congrue de la valeur créée. Autre mesure essentielle et connexe, revaloriser les filières d’études courtes type BTS et DUT afin qu’une partie du travail technique ne soit plus confié à des ingénieurs. Pour cela, il faut aussi que les clients cessent d’exiger des ingénieurs pour faire de la TMA (maintenance d’applications) ou du « drag and drop » au sein de framework industrialisés. C’est donc bien toute la culture qui est à revoir d’où la nécessité d’une concertation globale. L’avènement du Low Code No Code et le développement de l’IA vont de toute façon provoquer ce mouvement qu’il vaut mieux accompagner que subir.
  • Sur un plan plus politique et général enfin : en finir avec les subventions de toutes sortes. Ce mal français qui conduit à toujours pallier les effets néfastes d’un modèle par la dépense publique. Quand le système est mauvais, on le change ! Les tensions décrites du fait de la mauvaise organisation de notre industrie conduisent en effet les pouvoir publics à utiliser toutes sortes de palliatifs pour soutenir malgré tout un secteur essentiel. Crédit Impôt Recherche, Crédit Impôt Innovation, soutien de la BPI etc… tout cela sur fonds publics. Le mode d’indemnisation du chômage et l’usage abusif (par le salarié comme l’employeur) de la rupture conventionnelle viennent compléter un tableau qui encourage à abuser des effets d’aubaine plutôt qu’à bâtir. Il est difficilement compréhensible que les règles d’indemnisation du chômage (23 mois linéaires) soient les mêmes pour une activité en carence structurelle de ressources que pour certains salariés de secteurs sinistrés. Peut-on continuer à supporter que certaines ETI du marché fassent des ruptures conventionnelles par petits groupes de dix salariés maximums pour rester sous les radars de la Dirrecte (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation du travail et de l’emploi) et éviter les PSE (Plans Sociaux d’Entreprises) certes plus couteux mais aussi plus protecteur pour les salariés. En structurant notre industrie tel que je le propose, on rend les entreprises qui la composent rentables et donc autoportantes. Conséquences : on allège les finances publiques tout en assurant la pérennité et le dynamisme de ce secteur essentiel et on consacre les subsides publics à ceux qui font réellement de la R&D. Au lieu de saupoudrer, on concentre sur la cyber et l’IA. Une politique industrielle financée sur fonds publics, ça se pilote ! Toutes ces mesures ne sont pas exclusives des mesures générales de redynamisation de l’économie et de rénovation sociale que je détaille dans mon livre à paraître.

Ces propositions sont non exhaustives et à adapter au contexte de chaque domaine de notre industrie. Il y a en effet de grandes différences entre une entreprise de prestations, un infogéreur, un cloud provider ou un éditeur de logiciel. Ce qui est certain, c'est que la France doit se doter d’une véritable vision et décliner une stratégie pour l’industrie informatique avec en slogan : « Moins de déclarations et plus d’actions ».