La plateformisation, le vrai vaccin contre la crise ?

La plateformisation, le vrai vaccin contre la crise ? Grâce à des coûts fixes très bas car supportés par des tiers, les plateformes comme Uber, BlaBlaCar ou Airbnb, pourtant fortement touchées par les restrictions sanitaires, ont pu traverser la crise en limitant la casse.

Difficile de dire que l'heure est à l'optimisme chez des plateformes telles qu'Uber, Airbnb ou BlaBlaCar. Depuis l'apparition du coronavirus l'année dernière, leur activité est en forte baisse, grevée par les restrictions sanitaires pesant sur les déplacements, le tourisme et la vie nocturne. Pourtant, les choses auraient pu être bien pires. Si les plateformes souffrent lorsque les marchés qu'elles servent sont en baisse, elles peuvent limiter la casse grâce à leur modèle économique. En effet, leurs coûts fixes sont très bas, car la plupart des frais et investissements en capitaux sont assumés par leurs partenaires qui apportent l'offre sur leurs plateformes (les conducteurs particuliers chez BlaBlaCar, les chauffeurs VTC chez Uber, les propriétaires sur Airbnb...). Grâce à ces coûts fixes bas, les plateformes sont en mesure de s'adapter très rapidement à une période difficile et de mettre en pause leur activité sans pour autant se ruiner.  

"Si l'on regarde le milieu des transports, des loisirs et des voyages au sens large, il est évident que les plateformes ont beaucoup mieux résisté à la crise que les opérateurs comme les groupes hôteliers, ou les compagnies aériennes", abonde Nicolas Brusson, directeur général de BlaBlaCar. Car les opérateurs souffrent au contraire énormément en temps de crise. Leur modèle économique consiste à faire tourner des actifs (hôtels, avions, trains...) aux coûts fixes élevés en leur assurant un taux de remplissage suffisant pour être rentables, ce qui est impossible lorsque la demande baisse. "On peut d'ailleurs quantifier ces différences en Bourse : les opérateurs ont vu leurs valorisations divisées par deux ou trois. Les plateformes comme Expedia, Booking, Trainline et Airbnb enregistrent des valos égales ou supérieures à avant la crise, alors que le niveau d'activité est bien inférieur", poursuit Nicolas Brusson. 

Moins de salariés, plus de partenaires

L'une des raisons de ces coûts fixes bas est que ces plateformes n'emploient pas les personnes qui leur fournissent de l'offre. Parce qu'il s'agit d'autres entreprises avec leurs propres employés, de particuliers ou bien de travailleurs sous statut d'entrepreneurs individuels. Le secteur des VTC en est un bon exemple. Uber a dû licencier plus de 3 700 salariés en mai 2020 pour répondre à la chute durable de la demande qui s'annonçait (l'entreprise a supprimé 3 000 emplois supplémentaires en 2020 dans le cadre d'un recentrage de ses activités). Avant la crise, Uber comptait environ 27 000 employés... pour 5 millions de chauffeurs entrepreneurs ! Ils ne travaillent certes pas tous à plein temps. Mais cela donne une idée de la taille du plan social mondial qu'Uber aurait eu à organiser si ses chauffeurs avaient été ses employés. 

Cette flexibilité a été pensée notamment pour s'adapter aux effets de saisonnalité et d'heures creuses ou pleines du secteur des transports et du voyage. Mais elle permet aussi de réaliser d'importantes économies, reconnaît l'ancien dirigeant d'une plateforme VTC en France, qui a souhaité garder l'anonymat. "Les modèles des plateformes VTC sont extrêmement fragiles économiquement. Si on rajoute 30-40% de charges sociales, cela devient ingérable. L'argument de la flexibilité est réel, mais il sert aussi à habiller la mariée. Les chauffeurs ont eu des fins de mois très difficiles pendant cette crise. Si l'Etat n'avait pas fini par les inclure dans son fonds de solidarité, ils n'auraient pas pu s'en sortir." Phénomène inédit, l'Etat est donc venu payer les coûts fixes nécessaires au fonctionnement des plateformes en aidant financièrement leurs prestataires, envers lesquels les plateformes n'ont aucune obligation en cas de baisse d'activité. 

Redémarrage éclair

Pour se mettre en veille à moindre frais, encore faut-il être capable de redémarrer rapidement. C'est l'autre atout des plateformes pendant cette crise : elles ont su proposer très vite une offre pléthorique à leurs clients lorsque la demande est repartie, comme ce fut le cas entre les deux premiers confinements en France. David Bitton est operating partner du fonds d'investissement Serena Capital et ex-entrepreneur fondateur de plusieurs marketplaces. Il a pu expérimenter cette résilience chez plusieurs plateformes dans lesquelles Serena a investi. "Les marketplaces sont des machines à générer du trafic grâce à Google et aux réseaux sociaux. Privateaser (réservation en ligne de bars et restaurants pour des événéments, ndlr) a par exemple vu son trafic réduit de seulement 25%, alors que son activité a été réduite à néant. Evaneos (réservation de voyages à l'étranger, ndlr) a aussi réussi à maintenir le lien avec ses clients, en leur proposant de voyager localement. Le jour où l'activité peut redémarrer, le trafic est déjà là." 

Même chose dans le secteur des transports, comme le démontre Nicolas Brusson en comparant deux activités de BlaBlaCar. "Sur le covoiturage, nous n'avons presque rien à faire pour que l'activité reparte, ce sont les utilisateurs qui proposent naturellement plus de covoiturages qu'avant et nous amplifions le mouvement avec du marketing. Sur BlaBlaBus, il est bien plus compliqué d'éteindre et rallumer le réseau". L'entreprise doit en effet anticiper plusieurs jours à l'avance la demande pour dimensionner correctement son offre. Si elle met trop de bus à moitié vides en circulation, elle perdra plus d'argent qu'en maintenant son activité à l'arrêt.  

Diversifications à peu de frais

Troisième avantage des plateformes : leur capacité à se diversifier facilement pendant la crise. Chez les VTC, c'est la livraison qui a servi de planche de salut, l'augmentation des commandes de courses et repas permettant d'effacer partiellement leurs baisses d'activité. C'est ce qu'on fait Uber et Bolt, en redirigeant leurs investissements, dépenses marketing et développements vers cette activité lancée quelques années plus tôt. "C'est une opportunité pour ces plateformes, car elles ont déjà des algorithmes similaires et un vivier de travailleurs disponibles vu la baisse de la demande sur le VTC", explique notre ancien dirigeant d'une plateforme VTC. "Et puisque les coûts fixes sont bas, ça ne coûte pas tellement plus cher d'ajouter de nouveaux services. Les plateformes vont de plus en plus essayer d'accompagner leurs clients sur tous leurs temps de vie et de loisirs possibles." 

Chez des marketplaces comme Privateaser ou Kiute (réservation de rendez-vous chez le coiffeur), la diversification consiste plutôt à proposer des logiciels adaptés à l'activité des professionnels travaillant sur la plateforme, explique David Bitton. Une autre manière de construire de la résilience en temps de crise, puisque le modèle d'abonnement Saas permet de toucher des revenus récurrents. "Très clairement, cela permet aussi de verrouiller le professionnel sur son système et sa plateforme", ajoute-t-il. 

Le modèle des plateformes a toutefois ses limites, rappelle Nicolas Brusson. "Sans coûts fixes et sans actifs physiques, tout ce que nous avons, c'est notre marque et notre technologie. C'est une activité sur laquelle il vaut mieux être leader. Si l'on est deuxième, troisième ou quatrième du marché, bien souvent on n'existe pas. Si on n'arrive pas à développer une marque forte, on finit par payer éternellement du trafic à Google et on se retrouve en pertes chroniques pour financer ce trafic, malgré des coûts fixes faibles. Si c'était si génial est facile, il y aurait plein d'autres Airbnb". Et si la demande ne revenait pas et que leur réseau de prestataires s'en trouvait dégradé, les plateformes finiraient, elles aussi, par sentir les effets de la crise.