L’internet des objets – gadget, serpent de mer ou révolution ?

Essayons d'imaginer l'internet des objets dans 35 ans, c'est la petite mise en scène que propose l'introduction de cette chronique. L'internet des objets réalise-t-il finalement les vieux rêves de la domotique ? Pourquoi est-il advenu récemment ? Peut-on proposer une classification succincte de ses principaux usages ?

Quels sont les atouts de l'internet des objets pour l'économie numérique en France ? Pourquoi il faut être vigilant sur les questions éthiques.

Imaginons…

Il est 6h30, Paris s’éveille. Comme tous les matins Jean se lève au son du réveille-matin qui lui susurre l’immuable rituel de la météo suivie des conditions de trafic dans la capitale. En ce 17 janvier 2047, il est pourtant question de supprimer cette antique rubrique trafic, survivance d’un autre âge. Voilà dix ans déjà que les embouteillages ont en effet quasiment disparu de Paris. Le fait remonte à la mise en place par la municipalité du Grand Paris du célèbre système zéro-bouchon que le monde entier nous envie, un système de régulation global du trafic constitué de 50 millions de capteurs incrustés dans l’asphalte, développé et géré par Amazoft-Smart-Cities. Il est vrai que la désuétude progressive de ce concept absurde, aujourd’hui difficile à concevoir, de véhicule personnel a contribué pour beaucoup à l’efficacité du système. Ce matin-là pourtant, la routine est rompue. Au lieu des sempiternelles publicités des cabinets d’implants multimédia, c’est un message personnalisé de son e-matelas qui, dans son demi-sommeil pâteux, retient l’attention de Jean : « Monsieur, j’ai été ravi de vous soutenir durant ces années, mais je constate que ces derniers temps vos nuits ont été de plus en plus agitées. Mon heure est venue je crois et peut-être devriez-vous songer à me renouveler. Souhaitez-vous que je prenne contact avec votre magasin de literie ? » Jean, qui a d’autres chats à fouetter, répond sans états d’âme : « Oui, vas-y !» Pour le reste, c’est la routine, sa brosse s’est approvisionnée en pâte dentifrice contre le début de plaque dentaire qu’elle a détecté et, depuis que Jean consent à régler son abonnement « Easy-R-Meal » chez Free-Gastronomie, le frigo a bien passé commande pour les victuailles du repas de famille. Livraison par drone prévue dans deux heures sur le balcon.

Au jeu des prophéties technologiques, les risques de se tromper sont évidemment importants.
Aussi, la petite mise en scène précédente n’a-t-elle d’autre prétention que d’imaginer un futur possible, celui d’un internet des objets (ou Internet of Things dénoté IoT ci-après) entré dans notre quotidien et de nous dispenser ainsi d’en donner une définition trop précise qui, en l’état, reste bien hasardeuse.
Un futur ultra-connecté donc et ultra-automatisé aussi, où l’internet s’étendrait non plus aux seuls appareils dotés d’écrans mais aux objets les plus communs de la vie courante pour constituer une forme d’intelligence ambiante. Celle-ci assisterait les hommes dans toutes leurs tâches quotidiennes.
De ce point de vue L’IoT est en quelque sorte un descendant lointain de l’ancienne idée de domotique.
Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en inquiète, ce futur se pense et se construit dès aujourd’hui.Sans grande surprise, la marchandisation croissante de nos sociétés occidentales veut qu’il s’agisse moins, dans un premier temps, de répondre à d’authentiques besoins que d’imaginer des débouchés lucratifs pour des technologies de transmission et d’analyse de données toujours plus performantes et toujours plus accessibles. La futilité de la raquette connectée présentée au CES ou des chaussettes Bluetooth en constituent de parfaites illustrations.
Pourtant, de ce foisonnement créatif pourrait bien naître à terme des solutions à des besoins aussi vitaux pour l’humanité comme la sécurité de l’approvisionnement alimentaire, la maîtrise de la pollution dans les grandes villes, la maîtrise des coûts de la santé par l’instauration d’une médecine préventive ou encore l’optimisation des réseaux des distributions d’énergie. Rien de moins.

Une révolution douce

Les mauvaises langues prétendront, non sans quelques arguments, que l’IoT n’est qu’un autre serpent de mer de l’industrie informatique, au même titre par exemple que les systèmes de traduction automatique dont on nous promet l’avènement imminent depuis des lustres. Les premières évocations de l’IoT remontent en effet au début du siècle alors que la prophétie tarde visiblement à se réaliser. Pourtant depuis quelques mois les signes avant-coureurs d’une concrétisation se font plus insistants. Qu’on en juge par exemple à l’acquisition récente par Google de Nest Labs, un spécialiste de la domotique, ceci pour la modique somme de trois milliards de dollars.
Ou encore par son activité R&D consacrée aux lentilles intelligentes capables de mesurer le taux de glucose dans les larmes, une étape peut-être pour remporter la bataille du diabète. Non content d’avoir organisé l’information au niveau global, le géant de Moutain View ambitionne désormais d’assoir son hégémonie en concevant les technologies de capteurs qui, demain, récupèreront l’information directement dans le monde physique plutôt que de passer par les humains, peu fiables et trop subjectifs.
Le CES 2014, un autre oracle majeur de l’IT domestique, était lui aussi consacré en grande partie aux objets connectés
Au-delà de ces quelques exemples, qui restent malgré tout anecdotiques, il existe aussi des raisons objectives, liées au progrès technologiques, qui crédibilisent cette concrétisation prochaine de l’IoT : 
  1. Le protocole réseau IPv6 avec ses 340 milliards de milliards de milliards d’adresses (sic) offre un espace d’adressage virtuellement illimité qui pallie efficacement l’inexorable raréfaction des adresses IPv4. De quoi accommoder sans difficultés les 50 à 80 milliards d’objets directement connectés attendus à l’horizon 2020 et d’anticiper sans crainte le doublement prévu tous les 5 ans.
  2. La miniaturisation des capteurs et la baisse du coût de leur fabrication joueront un rôle déterminant dans la concrétisation de l’IoT. En attestent l’exemple précédent des lentilles connectées ou les technologies émergentes de réalité augmentée incarnées par les Google Glass.
  3. Les technologies Big Data et les solutions de stockage dans le Cloud élaborées par les géants du web ces dix dernières années sont désormais à même de traiter et de stocker le déluge de données déversées par les myriades de capteurs de l’IoT. 
  4. Les progrès dans les réseaux de communications à haut débit comme la 4G et la disponibilité de technologies disruptives de communication à très bas débit et à longue distance permettront d’interconnecter à des prix raisonnables ces milliards de capteurs.
  5. Enfin, les terminaux tactiles ont démocratisé une grammaire gestuelle universelle qui permettra de les utiliser pour piloter des objets connectés, sans intelligence embarquée, réduits essentiellement à des capteurs.
Ainsi se dessine un nouvel internet qui se fondra progressivement dans le monde physique. Notre manière même d’interagir avec notre environnement, urbain ou domestique, pourrait s’en trouver modifiée, de même que beaucoup de nos processus de décisions. Le potentiel disruptif de l’IoT pourrait donc s’avérer au moins aussi important que celui de l’internet classique né en 1989 de l’imagination fertile de Tim Berners-Lee. Son projet, à l’origine un simple système de gestion documentaire destiné aux physiciens du CERN, fut qualifié de « vague mais passionnant » par sa hiérarchie. Deux adjectifs qui, un quart de siècle plus tard, conviennent parfaitement pour qualifier les contours à ce jour encore flous de l’IoT. De quoi méditer peut-être pour les sceptiques…

D’ores et déjà on peut cependant constater des différences notables entre l’évolution constatée de l’IoT et celle qu’a connue le web des origines. Considérons la vitesse d’évolution pour commencer. Celle du web classique, littéralement explosive au début des années 90, est la conséquence de l’introduction d’un concept innovant, celui de lien hypertexte (via le protocole http), et de l’utilisation pour sa mise en œuvre de deux protocoles déjà disponibles à l’époque : TCP, pour le transport de l’information, et le service DNS, chargé de convertir un nom de domaine en adresse IP). En simplifiant un peu : un concept et deux protocoles et voici le web ! 
Il en va très différemment pour l’IoT en revanche. Nul concept clairement identifié comme l’hypertexte, mais plutôt une vision encore vague qui se contente d’entrevoir tous les bénéfices que l’on pourrait tirer de l’analyse en temps réel d’une quantité massive de données tirées directement du monde physique.

S’agissant des protocoles et de l’infrastructure du réseau lui-même, les choses sont, là aussi, encore assez floues. Alors que certains préconisent une approche dite Clean Slate qui ferait table rase des protocoles TCP/IP pour refonder une nouvelle infrastructure, d’autres proposent plutôt d’adapter les infrastructures actuelles en utilisant IPv6 pour y intégrer des objets de type RFID.
Quant à l’émergence de protocoles universels, elle risque d’être longue au vu du nombre important d’acteurs à coordonner : constructeurs, laboratoires de recherche et gouvernements. L’industrie automobile fait aujourd’hui figure d’exception et est l’un des principaux promoteurs dans la définition des standards pour l’IoT.
Enfin, sur le plan des usages, l’IoT se distinguera vraisemblablement du web classique pas sa discrétion voire son invisibilité. Dans le domaine des assurances auto par exemple, il est possible d’imaginer un système IoT qui informerait en temps réel l’assureur d’un véhicule des prises de risques effectives de son conducteur. Les primes pourront dès lors être calculées au plus juste sans avoir à recourir comme aujourd’hui à une évaluation statistique des risques basée sur quelques paramètres comme l’âge du conducteur ou son lieu de résidence. Une incitation à la prudence pour les conducteurs et d’importantes économies pour l’assureur seront les principaux bénéfices d’un tel système qui restera cependant essentiellement invisible des conducteurs.

Cette discrétion pourrait d’ailleurs compliquer la tâche lorsqu’il s’agira de convaincre des utilisateurs potentiels de la pertinence d’une solution IoT pour laquelle, vraisemblablement, il n’y aura pas de demande spontanée.

Esquisse de classification

Qui aurait imaginé il y a seulement quinze ans l’engouement présent pour les réseaux sociaux ? Partant du constat que l’IoT n’en est aujourd’hui qu’à ses prémices, il y a donc fort à parier qu’une majorité des usages de l’IoT restent encore à imaginer. Pour autant, cela n’empêche pas d’identifier de grandes catégories de cas d’utilisation dans lesquels on pourra ranger à côté des applications déjà disponibles, celles qui restent à l’état de prototypes de laboratoire ou de concept dans l’esprit des chercheurs.
Faute d’une meilleure proposition, nous nous inspirerons ici de la classification proposée par le cabinet McKinsey. Elle possède en effet le mérite de proposer une esquisse de réflexion conceptuelle là où une majorité de publications se contentent de quelques anecdotes ou de sondages d’opinions. Le rapport de McKinsey propose de définir deux grandes catégories.  

Les systèmes de traçage et d’analyse 

La première regroupe tous les usages de l’IoT où la prise de décision reste humaine mais est améliorée de manière significative au moyen d’informations synthétiques tirées d’une analyse de données à grande échelle. Le rapport distingue ensuite trois sous-catégories.
  • Les systèmes de traçage : on peut ranger dans cette catégorie le système déjà évoqué de traçage d’un véhicule par une compagnie d’assurance ou les systèmes basés sur des puces RFID ou NFC qui permettent d’assurer le suivi d’un produit à travers une chaîne d’approvisionnement. En général de tels systèmes permettent d’ajuster un business model à partir d’une connaissance détaillée d’un comportement.
  • La réalité augmentée : figurerait dans cette catégorie un système qui a de quoi faire rêver les automobilistes parisiens : un système qui informerait chaque conducteur en temps réel de l’ensemble des places de stationnement disponibles. Heureux les moscovites qui avant nous bénéficieront d’un tel système, grâce au savoir-faire d’une entreprise française ! Ce genre de système requiert en général un déploiement massif de capteurs dans les infrastructures (bâtiments, routes) ou dans la nature.
  • La planification assistée à long terme : l’IoT pourrait jouer un rôle également dans les domaines qui relèvent de la planification humaine à long terme. Ainsi dans le domaine de la médecine préventive par exemple, on peut imaginer que les paramètres cliniques de certains patients à risques, tels que la pression sanguine, le rythme cardiaque ou le poids, puisse être suivi à distance par les médecins traitants qui seront à même d’anticiper les situations à risques pour leurs patients. Les économies en coûts d’hospitalisation se chiffreraient en milliards d’euros. Apple semble avoir bien compris cet enjeu si l’on en juge par ses récents recrutements de compétences dans les domaines médicaux pour renforcer les équipes du projet iWatch2 et l’orientation « santé » prévue pour à iOS8

Les systèmes d’automatisation et de contrôle

La seconde grande catégorie d’applications de l’IoT regroupe les usages où un système ajuste son propre comportement sans intervention humaine en fonction d’informations recueillies par une batterie de capteurs. 
  • Optimisation de processus de fabrication : tous ces systèmes fonctionnent sur le modèle d’un thermostat qui optimiserait par ailleurs sa température de régulation dans un objectif précis. En d’autres termes, il s’agit pour ces systèmes d’optimiser d’une part la productivité d’un processus en ajustant certains paramètres et à d’améliorer la qualité en minimisant sa variabilité. Le thermostat Netatmo en est peut-être une préfiguration.
  • Optimisation de consommation ressources : on retrouve ici tous les systèmes de type smart-grid où il s’agit d’optimiser la consommation d’une certaine ressource. L’exemple le plus connu est celui des compteurs d’électricité intelligents capables de couper, à distance et pendant quelques minutes, des milliers d’appareils électroménagers gros consommateurs d’électricité (comme les radiateurs ou les climatiseurs) afin de délester un réseau en passe de surcharge.
  • Systèmes complexes et autonomes : ce sont les systèmes les plus ambitieux car ils cherchent à se substituer à des décisions humaines dans des environnements complexes et imprévisibles. La coordination d’essaims de robots qui interviendraient dans un environnement hostile ou les systèmes d’évitement d’accidents fonctionnant dans un trafic automobile dense sont aujourd’hui à l’étude. Les économies générées dans le seul domaine de la prévention des accidents automobiles se chiffreraient en dizaines de milliards d’euros par an.  
La généralisation de systèmes d’IoT pourrait ainsi transformer profondément la manière dont nous prendrons des décisions : que ce soit à titre individuel, pour des entreprises ou même pour un gouvernement. L’intuition et l’expérience des hommes jusque-là reines pourraient se voir progressivement damer le pion par des mesures objectives et des analyses de risque quantifiables.

L’Europe et la France berceau de l’IoT ?

Et si après la French touch il y avait désormais la « French tech » ? A en juger par la sélection récente du magazine Wired qui place quatre produits français parmi les huit innovations les plus cool présentées au CES 2014, la question est moins saugrenue qu’il n’y paraît. Si les américains restent à ce jour les maîtres en matière d’innovation purement technologiques, il existe une créativité spécifiquement française reconnue sur les usages innovants de l’IoT.
Il s’agit d’ailleurs d’une piste sérieuse pour réindustrialiser la France. La diversité des technologies d’IoT françaises a en tout cas de quoi impressionner et même de quoi réjouir. Qu’il s’agisse de santé, d’automobile, de domotique, de drones grands publics ou professionnels, de multimédia, de réalité augmentée, chacun de ces secteurs était représenté à Las Vegas par une ou plusieurs PME françaises. Un petit cocorico est bien de mise, ne serait-ce que pour faire taire un instant les jérémiades de nos « déclinologues » patentés. 

En plus des fabricants d’objets connectés, la partie visible de l’iceberg de l’univers IoT, la France possède d’autres atouts avec des entreprises qui interviennent en amont de la fabrication des objets connectés, pour réaliser l’infrastructure propre au déploiement de l’IoT par exemple ou pour concevoir ses capteurs et ses puces qui les équiperont. Dans la première catégorie on trouve par exemple une entreprise hyper-innovante comme SIGFOX, qui a élaboré une technologie brevetée pour le déploiement d’une infrastructure bas-débit dédiée à l’IoT. Dans la seconde on trouve le groupe franco-italien STMicroelectronics, un acteur mondial de premier plan dans le domaine des puces, qui à lui seul accompagne 2000 TPE impliquées dans l’IoT et qui fait le pari que de cette pépinière émergeront les leaders de demain.
Sur le front de l’emploi, un développement volontariste d’une activité industrielle autour de l’IoT offre de réelles perspectives, à deux conditions toutefois. 
La première est de parvenir à conserver simultanément la conception et la réalisation des objets connectés sur le territoire afin d’éviter de reproduire l’erreur d’une partie de l’industrie IT américaine qui, après avoir délocalisé en Chine la fabrication de produits high-tech conçus en Californie, constate amèrement le coût que cela représente, non seulement en termes d’emplois locaux détruits mais, plus gravement, en perte de savoir-faire consécutive à l’appauvrissement du tissu industriel. A moyen terme, sans un ce terreau, c’est la possibilité même de mener une R&D innovante qui est mise en péril.

La seconde condition est d’imaginer des services de proximité qui, par la connaissance détaillée du terrain qu’ils exigent, rendent les emplois difficilement délocalisables. Les applications de type « ville intelligente » sont des exemples. 

Répétons-le, les atouts de la France et de l’Europe dans l’aventure de l’IoT sont nombreux : des designers de talents, un tissu industriel de TPE et de PME dense, des ingénieurs de haut niveau et créatifs. Enfin, les pouvoirs publics semblent prendre la mesure de l’enjeu puisqu’il existe, depuis plusieurs années déjà, une filière « objets connectés » au sein du plan d’action défini par le gouvernement pour réindustrialiser le pays. La ministre de l’économie numérique a par ailleurs manifesté son intention de mettre en place avant la fin de l’année une cité des objets connectés qui regroupera les savoir-faire industriels autour de l’IoT.

De quoi l’IoT sera-t-il le progrès ? 

Les vingt premières années de l’internet tel que nous le connaissons pourraient bien apparaître un jour comme un prélude à l’avènement de l’IoT. Quoiqu’il en soit, le potentiel de transformation de milliards de devices IoT couplés à autant de smartphones adossés à des systèmes d’analyse Big Data est sans aucun doute disruptif. A priori tous les champs de l’activité économique, politique et sociale seront concernés.
Les entreprises de manufacture classiques devront nouer des partenariats avec des acteurs de l’IT pour incruster des capteurs dans les objets qu’elles réalisent et pour concevoir leurs logiciels de pilotage.
Il n’est pas inconcevable d’ailleurs qu’une majorité d’objets possèdent bientôt une représentation en ligne, une sorte de « time line » qui permettrait de les superviser de leur conception jusqu’à leur mise au rebut.
Des communautés d’utilisateurs pourraient ainsi échanger des conseils ou interagir avec le SAV du constructeur qui devra désormais planifier cette nouvelle forme de prise en charge après l’achat.
Les sociétés de services informatiques seront mises à contribution d’une part pour concevoir les « apps » de pilotage de ces devices sur tablette ou sur smartphone et d’autre part pour intégrer les SI avec les outils de traitement Big Data des grands acteurs du Cloud publique.
Cependant, celles qui parviendront à proposer, en plus des services classiques de conception et de développement, les services de data scientist chevronnés capables de donner un sens à cette nouvelle manne de données et d’accompagner leurs clients vers une optimisation ou une ré-ingénierie de leur processus métiers auront un immense avantage compétitif. Les secteurs de la santé, de la grande distribution, de l’énergie et du marketing seront les premiers concernés.

A l’exclusion de la frange de la population fascinée par les gadgets, les individus ne seront probablement pas demandeur de services IoT du moins dans un premier temps. Pourtant, l’avènement d’un seul objet-emblème pourrait rapidement changer la donne. Apple parviendra-t-il à nous convaincre de mener une vie plus saine et plus équilibrée grâce à son iWatch ? Restaurants, magasins d’alimentation, de sport, hôpitaux devront-ils alors être iWatch-compatibles ?
La crainte ainsi formulée peut paraître farfelue mais la tentation de construire des écosystèmes technologiques clos est bien réelle et il s’agira pour le législateur d’être particulièrement vigilant sur ce point. Il faudra également dissiper la crainte d’une atteinte à nos vies privées à partir du moment où chaque objet devient un mouchard potentiel. Ne pas dissiper ces craintes pourrait considérablement ralentir durablement l’émergence d’une économie de l’IoT qui resterait associée, comme malgré elle, à tous les soupçons d’hégémonie imaginables.
Ce sera l’une des tâches des pouvoirs publics. Tâche ardue s’il en est qui consistera à concilier des intérêts antinomiques. Qu’il s’agisse d’établir une législation contraignante en matière d’interopérabilité des systèmes ou d’exiger des constructeurs de puces qu’ils appliquent un principe d’opt-in5 (chaque utilisateur devant explicitement accepter la transmission de données, désactivée par défaut), le processus législatif est nécessairement beaucoup plus lent que l’évolution technologique soumise aux seules contraintes d’une concurrence débridée. La démocratie et la défense de l’intérêt général exigent en effet de coordonner un nombre considérable d’acteurs : industriels, laboratoires de recherche, associations de consommateurs et juristes. Parallèlement, et dans une logique à court terme cette fois, les pouvoirs publiques devront encourager les secteurs les plus prometteurs au moyen d’une politique judicieuse de commandes publiques. 
Peut-être n’est-il pas inopportun à l’aube d’un tel tournant que nous nous interrogions, en tant que citoyen, consultant, homme d’affaire ou politicien, sur le sens que nous souhaitons donner au mot progrès. Sur le plan technologique,  celui-ci apparaît de nos jours comme acquis par avance. Mais au-delà de la technique, quels seront les bienfaits de l’IoT ? Toute nouvelle technologie est simultanément porteuse d’un surcroît de libertés comme de menaces inédites et l’IoT ne fait là-dessus pas exception. Les anciens grecs, pourtant loin d’imaginer l’IoT, avaient déjà compris cela il y a plus de deux millénaires puisqu’ils avaient forgé le terme de pharmakon, afin de désigner cette double nature ambigüe de toute innovation, potentiellement tout à la fois remède, poison et bouc émissaire des problèmes qu’elle crée. Prétendre que l’IoT véhicule des valeurs, positives ou négatives, serait donc bien imprudent. Une hypothèse implicite apparaît pourtant comme en filigrane du mouvement de l’IoT et il est préférable d’en être conscient si l’on veut anticiper certaines dérives.
Cette hypothèse est celle d’un monde, certes complexe, mais d’un monde essentiellement quantifiable et même « tarifable » dont l’analyse objective pourrait être déléguée à des systèmes informatiques chargés de trouver en toute circonstance « la » solution optimale. Il n’est guère besoin de digresser longtemps sur la naïveté qui confondrait une vie optimisée avec une vie heureuse mais le danger pourrait s’avérer plus insidieux. De la même manière que les innombrables sollicitations numériques ont fini par éroder pour beaucoup d’entre nous notre pouvoir de concentration, un processus d’accoutumance progressif à cette nouvelle forme d’assistanat numérique « par délégation de décisions » n’est pas à exclure, nous atrophiant alors imperceptiblement d’une part constitutive de notre humanité : notre aptitude à choisir et à assumer des risques.
Mais assez joué les Cassandre. Les services de l’IoT, en libérant les hommes de décisions aussi complexes que stériles (comme trouver une place de stationnement à Paris ou comment optimiser l’irrigation de 10 km carré de rizières), pourraient à l’inverse décupler leur aptitude à prendre des décisions proprement humaines. Celles qui ne sont ni objectives ni quantifiables et reposent au contraire sur des choix de valeurs, celles qui sont porteuses de sens et qui formulent le projet d’un monde meilleur.
Pour le coup, l’IoT serait alors une authentique révolution.