DOSSIER 
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Daniel Lebègue (Institut du développement durable et des relations internationales)
"Le développement durable doit vraiment être considéré comme un investissement"
Le président de l'Iddri analyse l'émergence des "nouvelles exigences" et explique comment les entreprises peuvent y faire face... et en profiter.
(mai 2003)


Dossier

Ancien directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations, Daniel Lebègue préside aujourd'hui, entre autres activités, l'Institut du développement durable et des relations internationales. Co-signataire début 2002 du "Manifeste pour un développement durable", il réfléchit et travaille sur ces questions au sein de l'Iddri. Daniel Lebègue analyse l'émergence des "nouvelles exigences" et la façon dont les entreprises peuvent y faire face... et en profiter.

Pourquoi le développement durable vous semble-t-il important ?
Daniel Lebègue. Je travaille sur deux thématiques, qui à mon avis convergent et se renforcent l'une l'autre : le bon gouvernement d'entreprise et le développement durable, en particulier la responsabilité sociétale de l'entreprise. Ces deux thématiques occupent beaucoup de place dans les débats sur l'entreprise du XXIème siècle, ses valeurs, ses modes de fonctionnement, la recherche d'une amélioration des performances.

Comment cela se manifeste-t-il ?
On voit deux grands courants de pensée se développer au plan mondial. D'abord, on attend des entreprises, les grandes comme les PME, qu'elles adoptent des modes de gouvernance plus transparents, plus efficaces et qui répondent aux attentes des différentes parties prenantes, les actionnaires bien sur, mais aussi les salariés, les clients… Deuxième grand courant: on attend des entreprises qu'elles soient, bien entendu, économiquement efficaces et créatrices de valeur, mais aussi qu'elles se comportent de manière responsable vis à vis de l'environnement et de leurs partenaires. Cette double exigence s'exprime partout dans le monde. Au-delà des résultats financiers, de la performance économique, qui reste fondamentale et vitale, les attentes concernent l'impact de ce que font les entreprises, de la manière dont elles travaillent, sur le milieu naturel, sur la société qui les environne, sur les hommes et les femmes qu'elles emploient, sur leurs clients qui achètent leurs produits, leurs services et sont en droit d'obtenir sécurité et qualité.

Comment expliquez-vous l'émergence de cette double exigence ?
Je crois que le modèle précédent est parvenu à son apogée et a trouvé ses limites. Pendant longtemps, les entreprises ont considéré que leur seul devoir était d'optimiser leurs performances économiques et la valeur qu'elle créait pour leurs actionnaires. La référence au ROI de 15% minimum, qui était encore de mise il y a cinq ou six ans, en est une illustration. Le fait aussi que les entreprises considéraient que leur objet était de maximiser la valeur pour l'actionnaire et pas de prendre en charge d'autres responsabilités vis à vis de la société. Beaucoup considéraient qu'il ne leur appartenait pas d'être des entreprises citoyennes, comme on dit aujourd'hui. On a vu que ce modèle de fonctionnement de l'entreprise pouvait avoir des effets très contre-productifs, tant dans le domaine de l'environnement (catastrophes de l'Erika, du Prestige, de l'usine AZF) que dans celui de la préservation ou de la valorisation du capital humain, avec le recours systématique aux plans sociaux, aux licenciements massifs. Ce sont des entreprises qui, du point de vue de l'opinion publique, ne remplissent pas bien les fonctions qu'on attend d'elles. Et puis il y a eu les interrogations sur la qualité des produits nées de la crise de la vache folle. Au final, toutes ces préoccupations (consumérisme, protection de l'environnement, respect du capital humain) ont progressivement pris de l'importance dans nos sociétés, surtout dans les pays industrialisés. On en arrive aujourd'hui à la recherche d'un équilibre entre les fonctions et responsabilités de l'entreprise. Par ailleurs, on a vu depuis trois ans l'impact considérable des défaillances intervenues dans le gouvernement et la gestion des entreprises privées ou publiques, aux Etats-Unis principalement, mais aussi en Europe ou au Japon. Tous ces accidents ont débouché sur une crise de confiance de l'opinion publique, des investisseurs, des actionnaires. Il est donc nécessaire de recréer la confiance en modifiant les règles de gouvernance des entreprises, pour y introduire plus de transparence, de contrôle, de partage du pouvoir, en particulier dans les conseils d'administration. D'où une modification des règles publiques d'un coté et le renforcement de la déontologie ou des pratiques professionnelles, de l'auto-régulation, de l'autre.

Pour les entreprises, de nouvelles exigences peuvent être perçues comme de nouvelles contraintes. Comment peuvent-elles les transformer en opportunités ?
Le point central est le suivant : quand une entreprise améliore son système de gouvernement pour être plus transparente, plus efficace, plus fiable tout simplement, elle améliore son efficacité collective, donc elle gagne en compétitivité. Le développement durable, c'est la même chose ; le fait pour une entreprise de mieux prendre en compte l'impact environnemental, social ou sociétal de ses activités, c'est une manière pour elle de prévenir les risques qui peuvent à tout moment compromettre son avenir ou sa rentabilité, c'est aussi une manière de valoriser son image. Enfin, on sait qu'à moyen et long terme, investir dans le gouvernement d'entreprise comme dans l'environnemental ou le social, c'est élever le niveau de performance économique qu'on atteindra demain ou après-demain par une meilleure maîtrise des risques, une gestion plus économe des moyens, une meilleure valorisation du capital humain, une meilleure perception de l'entreprise par ses clients, ses actionnaires. Le développement durable et le gouvernement d'entreprise doivent être vraiment considérés comme un investissement. Il y a certes des coûts, mais l'investissement sera en retour positif dans la durée pour l'entreprise.

Quelles expériences actuelles vous intéressent ?
Un certain nombre d'entreprises ont décidé d'établir leur empreinte écologique. L'empreinte écologique d'une entreprise consiste à mesurer tout ce qu'elle prélève sur l'environnement et ce qu'elle rend à son milieu naturel, c'est à dire au reste de l'humanité, à prélever le moins possible et à rendre le plus possible. Récemment, j'ai regardé le plan d'action développement durable de STMicroelectronics. La société s'est donné comme objectif d'être écologiquement neutre, c'est-à-dire de ne pas prélever plus qu'elle ne restitue. Voilà une manière très concrète pour une communauté de travail de se mobiliser autour de l'objectif du développement durable. Autre approche qu'on utilise souvent avec les PME : il est très instructif pour une entreprise de se demander qui sont ses partenaires, qui sont ses parties prenantes au-delà de ses clients, actionnaires, fournisseurs ou salariés. Par exemple, dans l'environnement de proximité d'une usine, les riverains ont des attentes, des inquiétudes ou des craintes vis à vis de l'entreprise. Autour du même site, des écoles, voire des universités ou des écoles professionnelles, forment les jeunes, vis à vis desquels l'entreprise est un employeur potentiel. Donc l'entreprise, même une PME, doit s'imposer la discipline de se poser ces questions: quelles sont les parties prenantes avec lesquelles et pour lesquelles je travaille ? Qu'est-ce qu'elles attendent de moi, qu'est-ce que je peux leur apporter, qu'est-ce qu'elles m'apportent ?

Quels sont les secteurs "méritants" ?
J'hésite un peu à distribuer les bons et les mauvais points, mais toutes les grandes entreprises ont un plan d'action développement durable. Elles établissent d'ailleurs depuis cette année un rapport annuel environnemental et social, comme le stipule la loi. Certaines développent des actions de grande ampleur, je pense aux producteurs de biens intermédiaires, les sidérurgistes, les cimentiers, les pétroliers. Je pense également aux grands producteurs d'énergie comme EDG, Gaz de France ou même Areva, à des producteurs de services ou aux financiers qui essaient maintenant de quantifier l'impact de leur activité sur l'environnement ou sur le capital humain. Beaucoup de banques travaillent aujourd'hui sur les critères d'évaluation de leurs interventions.

Le mouvement est-il général ?
La prise de conscience est générale, certaines entreprises le faisant de manière plus déterminée et y consacrant davantage de ressources. Et surtout avec un investissement très fort du management, qui est la clé de tout. Si le chef d'entreprise et son équipe donnent l'exemple, ce type de comportement se répand assez vite dans l'entreprise. Si ça n'est pas le cas ou si on utilise le développement durable uniquement comme un moyen de communication, ça ne débouche pas sur grand chose.

C'est justement un reproche qui est souvent fait à ces politiques…
Bien sûr, la tentation est permanente de faire semblant ou de faire de la communication, sans qu'il y ait vraiment de l'opérationnel derrière. Mais je crois que ce type d'attitude est à la fois très dangereux et sans avenir. Il fait courir des risques à une entreprise qui afficherait une volonté d'être exemplaire dans le domaine de l'environnement, du développement durable ou de la responsabilité sociale et qui serait prise en défaut ensuite, parce qu'elle n'aurait pas veillé à la sécurité de ses produits, qu'elle aurait gravement dégradé l'environnement ou qu'elle aurait traité de manière indigne ses salariés. Un écart trop important entre ce que l'on dit et ce que l'on fait, entre la communication et l'action, peut avoir des conséquences négatives énormes pour l'entreprise.

Les progrès passent-ils automatiquement pas de la régulation et jusqu'à quel point faut-il "gouverner" le développement durable ?
L'Etat peut donner des impulsions, des incitations, mais il doit surtout donner l'exemple. Malheureusement, ce n'est pas toujours le cas et il n'est pas toujours exemplaire - c'est un euphémisme. On attend d'abord de lui qu'il se comporte bien et qu'il donne des orientations. Pour le reste, je crois beaucoup aux vertus de l'exemplarité, du benchmarking et de l'échange de bonnes pratiques. Là aussi les entreprises sont en compétition les unes avec les autres en matière de bons comportements et c'est ce qui fait progresser l'ensemble, beaucoup plus que la réglementation.

A quoi sert l'Iddri, dont vous êtes le président ?
L'Iddri a été créé en 2002 sous forme d'un groupement d'intérêt scientifique qui réunissait au départ les grands instituts de recherche et les administrations publiques directement concernées par le développement durable. Nous avons décidé de l'ouvrir au monde de l'entreprise depuis le printemps, et ultérieurement aux associations et aux ONG, aux syndicats et aux collectivités locales.

Avec quels objectifs ?
D'abord de mettre en commun la connaissance scientifique et l'expertise dans le domaine du développement durable, sur des sujets scientifiques comme le climat, la protection des océans, la biodiversité, et sur des sujets plus transversaux comme le principe de précaution, la gouvernance publique ou privée, le partenariat. Sur ces thèmes, l'Iddri met en synergie les chercheurs, les décideurs publics et les acteurs privés, assure une valorisation de la recherche scientifique et intellectuelle, irrigue les décideurs et leur permet d'élaborer des politiques, de préparer des négociations internationales. Donc c'est un lieu d'échange de connaissances, d'expertise et de bonnes pratiques. La particularité est qu'on cherche à stimuler la recherche scientifique sur ces thèmes-là, et à bien la valoriser, car on ne connaît malheureusement pas très bien ce qui se fait dans le monde de la recherche, surtout en France et en Europe.

Qui finance l'Iddri ?
Il est financé par des cotisations de ses membres, donc l'Etat, les instituts de recherche (des contributions financières ou "en nature", par la mise à disposition de chercheurs et de gestionnaires) et maintenant par les entreprises, qui cotisent et participent financièrement à des programmes de recherche.

Quelles sont vos activités aujourd'hui ?
J'ai une double activité. Dans le champ du gouvernement d'entreprise, je suis administrateur indépendant de six grandes entreprises et je travaille avec quelques partenaires sur une projet de création d'un institut des administrateurs en France, qui serait à la fois un club et un centre de prestation de services - formation, expertise juridique et financière, moyens logistiques. La deuxième partie de mes activités concerne le financement du développement durable, puisque je suis un financier depuis trente-cinq ans. Donc je travaille avec l'Iddri, mais aussi avec les entreprises, les banques, les institutions financières multilatérales sur l'évaluation et le financement de projets et l'investissement socialement responsable : comment aider les investisseurs professionnels, les gestionnaires d'actifs, à intégrer dans leurs grilles d'analyse, dans leurs choix d'investissement, d'autre critères que ceux strictement financiers, prendre en compte d'autres dimensions de la performance des entreprises. Et je m'occupe également d'une ONG, Transparency International, dont l'objet est la lutte contre la corruption.

Dossier

De par votre expérience et vos différentes responsabilités actuelles, comment jugez-vous les progrès du développement durable en général ?
Je considère que l'on progresse à grands pas depuis trois ans en Europe, mais nous sommes au début du processus. Il faut l'approfondir, en termes d'outils, de méthodologie d'action, d'évaluation. Et il faut l'élargir à de nouveaux acteurs : PME, collectivités locales. C'est, à l'évidence, un processus de long terme d'enrichissement continu. Je pense que la dynamique est enclenchée et que ce sera l'un des grands chantiers du XXIe siècle.

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Rédaction, Le Journal du Management


   
 
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