Les jeunes Français sont découragés de travailler dans le secteur informatique. Au final, c'est l'entreprise qui est perdante
Quels motifs pourraient alimenter la suspicion de la génération Y ? Alors que sa complexité fragilise déjà la grande entreprise, celle-ci disperse dans « le cloud » son système d’information et se dessaisit de sa maîtrise auprès des géants mondiaux du service off-shore.
Sur la proclamation de raisons de sécurité et de qualité, on assiste à la disparition progressive du facteur humain dans les processus. La parcellisation généralisée des tâches interdit à la plupart d’embrasser la totalité du système qu’ils servent. Comment l’entreprise peut-elle se réapproprier la maîtrise des risques opérationnels et sécuritaires liés à son système d’information ? Un cockpit central de pilotage renforcé devient le refuge tout désigné d’une appréciation globale et d’une capacité de pilotage opérationnel effectif. Les plus doués de nos jeunes ne peuvent douter que ces lieux d’excellence ont besoin d’eux.
Or « Les
sections spécialisées des grandes écoles d’ingénieurs en informatique ont du
mal à recruter, les jeunes sont découragés de travailler dans les systèmes
d’information » indique
la conclusion d’un récent Livre Blanc du G9+ (1).
Les
enjeux économiques sont tels que le phénomène en étonne plus d’un ! Cités
dans la même étude, les chiffres de la dépense des entreprises dans les
technologies de l’information et de la communication donnent le tournis :
2500 milliards d’Euros à l’horizon 2015 dans le monde. En France, l’activité
représenterait 150 milliards d’Euros et 1,2 millions d’emplois.
Alors
que 60% de cette dépense est consacrée au service, et que se pose la question « Comment faire pour que ces industries
subsistent et se développent à l’horizon 2015 ? », le
constat serait même alarmant pour les SSII françaises.
La présentation du
danger tient du reportage animalier zoomant sur l’œil que porte la lionne à la
gazelle esseulée : « Industrie de main d’œuvre sophistiquée, les
services informatiques sont confrontés à des compétiteurs (…) agressifs, qui
s’appuient sur des ressources nombreuses et moins chères, et viennent séduire
les entreprises clientes par l’attractivité de leur rapport prix/performance. [Avec]
60% de part de marché domestique (…) les sociétés françaises (…) sont des
cibles potentielles pour les grandes sociétés américaines ou asiatiques. »
Avec
une telle présentation « des faits », on se demande bien quels motifs
pourraient alimenter la suspicion d’une génération Y qu’on ne saurait prendre
pour une colonie d'oies cendrées. Les discours entendus n’épargnent pourtant aucun trémolo pour convaincre
les jeunes comme leurs parents de l’excellence des formations supérieures et de
l’avenir radieux des technologies de pointe.
Le danger et la proie sont-ils ceux que l’on croit ?
Qui aura été
formé à l’école du lieutenant Colombo s’efforce de comparer des points de vue
différents pour se forger une conviction. Le danger ne vient peut-être
pas de là où on l’attend, et la victime n’est pas nécessairement celle que l’on
attendrait non plus.
Il n’échappe à
personne à quel point la grande entreprise contemporaine s’est rendue
dépendante de son système d’information pour assurer sa performance opérationnelle
globale: le développement de systèmes de communication automatisés entre
objets et entre processus se généralise alors que le nomadisme des utilisateurs,
la personnalisation des applications, et l’interopérabilité de systèmes
hétérogènes ouvrent toujours d’avantage le champ du système d’information, et
entraîne un volume d’échanges avec l’extérieur toujours croissant.
Pour
assurer le maintien en condition opérationnelle du système d’information de
l’entreprise, en même temps que la conduite de ses évolutions dans une parfaite
continuité de service, les interventions effectuées par des équipes de compétences
variées se multiplient à toutes heures du jour et de la nuit.
Alors
que la complexité même d’une grande organisation la rend fragile, la dispersion
dans « le cloud » de ses infrastructures technologiques et de son
patrimoine applicatif expose d’autant plus l’entreprise aux risques
opérationnels ou sécuritaires, qu’elle s’est dessaisie de leur conception et de
leur administration auprès des géants mondiaux du service off-shore.
Le
sens commun perçoit combien l’engagement des hommes s’avère critique pour l’efficience,
la rentabilité et la sécurité de telles dépenses, qu’elles soient cataloguées d’investissement
ou de fonctionnement :
- de
la part des équipes projet pour assurer le respect des cahiers des charges, des
délais et des budgets,
- de
la part des équipes de maintenance pour assurer le bon fonctionnement de ces
énormes machineries lorsqu’elles sont en place,
- de
la part des heureux bénéficiaires pour qu’ils s’approprient leurs nouveaux
outils et les utilisent à bon escient malgré leur complexité.
Or
le grand vent de l’externalisation multiplie les sous-traitances à des équipes
aussi lointaines par la géographie que par la culture. Recrutées sur le critère de leur prix de
revient horaire du moment, l’illusion de bon marché pousse au nombre, tout en induisant
de forts taux de rotation des personnels. Alors qu’on s’épuise à recruter, à former
et à encadrer de tels bataillons de cadets de Gascogne, écartelés entre leurs
attaches au pays et l’espoir d’une prochaine prime, quelle perception de la
cause de l’entreprise espère-t-on de leur part, et quelle autre fidélité que
celle qu’ils accorderont au prochain payeur ?
Dans
cette perspective, l’entreprise utilisatrice est exposée au premier chef :
- En
même temps qu’elle perd la compréhension opérationnelle réelle de son système
d’information, elle perd sa capacité à inventer des solutions différenciantes
sur un plan concurrentiel,
- elle
perd la maîtrise de la sûreté et du maintien en condition opérationnelle de son
système d’information,
- son
débat avec son prestataire sur le rapport qualité/prix est faussé par la perte
d’aptitude de ses équipes opérationnelles à apprécier les différentes solutions
de couplage de l’organisation et du système d’information, et d’assumer toutes
les conséquences des choix effectués,
- l’excessive
focalisation de son service achats sur le prix unitaire du jour/homme occulte la
discussion sur le coût global autant que l’appréhension des risques
opérationnels et sécuritaires,
-
le
désengagement de ses équipes opérationnelles de leurs responsabilités dans le
système d’information nourrit leur désengagement tout court : « c’est
de la faute de l’informatique »,
- les
équipes informatiques off-shore peuvent difficilement ressentir un réel
engagement vis-à-vis des opérations constituant le cœur de métier de
l’entreprise.
Le choix du
terrain
Si
elle demeurait sur le terrain des argumentaires fallacieux des sirènes
off-shore, la SSII française de proximité se mettrait en danger :
- Celui
de se mettre en situation d’échec économique (compte-tenu des avantages
concurrentiels prétendus des prestataires low-cost) ;
- Celui
d’exposer ses clients à des risques économiques (dépenses informatiques indues
eu égard au service rendu), opérationnels (mauvaise articulation de
l’entreprise et de son système d’information) et sécuritaires majeurs.
C’est
pourquoi il lui appartient de mettre en évidence tous les faux semblants de
propositions axées sur un rapport qualité/prix imaginaire, et de camper plus
que jamais sur son terrain.
Confortant
ce point de vue, l’étude citée signale très à propos « le cas des USA (…) intéressant car en avance sur l’Europe » :
[alors que] certaines entreprises
américaines offshorisent leur activité informatique jusqu’à une proportion
pouvant atteindre 80% de leur parc applicatif. (…) les SSII indiennes aux USA
cherchent à monter en valeur ajoutée et accroissent de ce fait leur présence de
proximité ».
Les
meilleurs de ces légionnaires des marches, ou les plus acculturés d’entre eux,
nous servent en ultime hommage leur soif d’être des nôtres. S’il n’y a pas
d’indignité à reconnaître la régénérescence apportée par de telles forces de caractère,
peut-être notre profession en France n’en est-elle pas à devoir se démettre,
même si les interrogations sont bien présentes.
Des PME du
secteur croient en leur avenir, précisément
parce qu’elles savent – ainsi que le souligne encore l’étude citée – optimiser « la proximité client, qui, compte
tenu de la relation toujours plus intime entre les processus de l’entreprise et
les systèmes d’information, va rester un facteur clé de développement et de
compétitivité. »
Il
reste aux hommes qui les animent suffisamment de culture pour se souvenir
combien la qualité de leur langue nourrit la qualité de la pensée, et combien
les incertains sabirs de circonstance n’ont d’autre fin pour de pauvres hères
que de mendier leur survie jusqu’à un prochain et hypothétique repas.
Un danger peut
en cacher un autre
Face
aux multiples dangers de la modernité française, la vieille Sorbonne elle-même
parvient encore à inventer le beau vocable de « cindynique » et la
« science du danger » ainsi désignée (2). La grande entreprise
contemporaine qui voudrait survivre à sa propre complexité ferait bien de s’y
intéresser de plus près.
L’étude (1) citée présente un point qui mérite d’être souligné : « on assiste à la disparition
progressive du facteur humain dans les process, pour des raisons économiques
mais aussi pour des raisons de sécurité et de qualité. Cette force s’exprime
d’ores et déjà dans le cadre du Web et des objets du Web sémantique ».
Compte-tenu
de l’ampleur du phénomène, parmi les axiomes de la cindynique, la paradoxale
ago-antagonicité interpelle singulièrement : « toute interaction ou intervention sur un système comporte deux
composantes d’effets opposés :
- Une composante
réductrice du risque (cindynolytique),
- Une composante
créatrice de danger (cindynogène) » (2).
Qui
fut amoureux connait la déception d’illusoires retours en arrière. Dans la
dynamique des équilibres instables, la marée en retrait sous nos yeux se
contrebalance par le gonflement des eaux ailleurs. Le facteur humain doit
trouver où se réinvestir : la parcellisation généralisée des tâches
interdisant à la plupart d’embrasser la totalité du système qu’ils servent, un
cockpit central de pilotage renforcé devient le refuge tout désigné d’une
appréciation globale et d’une capacité de pilotage opérationnel effectif du
système d’information.
Ce
cockpit de pilotage est une équipe pluridisciplinaire inscrite dans la durée à
double titre :
-Longueur
du temps pris à construire collectivement compétence et compréhension profonde
des enjeux de l’entreprise,
- Longueur
du temps rendu aux équipes opérationnelles dans la structuration et la
communication de plans à court, moyen et long terme.
Les plus doués de nos jeunes ne peuvent douter que ces lieux d’excellence ont besoin d’eux pour ce qu’ils ont aujourd’hui d’ambition et de vigueur, en attendant ce qu’ils auront dans dix ou vingt ans de savoir faire et de pénétration de vue. Qui pourrait évaluer leur salaire au trébuchet du reporting mensuel des indicateurs individuels de performance ? Il s’agit d’abord de donner à chacun les moyens matériels de construire sa vie, car la compétence requiert des hommes debout, avant tout.
(1) Voir : Quel avenir pour les grandes industries TIC à
l’horizon 2015, livre blanc
publié par le site www.G9plus.org
(2) Voir :
« Cindinyques : concepts et
modes d’emploi », par Philippe Boulanger et Georges-Yves Kervern,
publié chez Economica.
(3) Voir :
« Etude statistique sectorielle sur le
Bien-Etre/Mal-Etre au travail – IBET 2009 », publiée par
Mozart Consulting