Pourquoi les sites de news font de plus en plus peur aux annonceurs

Pourquoi les sites de news font de plus en plus peur aux annonceurs Les réticences des marques à apparaître aux côtés d'actualités anxiogènes comme le coronavirus challengent le modèle économique des sites d'infos sur le Web. Ces sites remettent, eux, en question la pertinence des outils qui les blacklistent.

"L'actualité du coronavirus nous a permis de réaliser un nouveau record d'audience… mais ça ne s'est pas vraiment ressenti côté chiffre d'affaires." Le bilan dressé en février par le patron de la régie d'un grand site d'actualité français est implacable. Si l'engouement des internautes pour les contenus liés à l'épidémie est indéniable, le rejet des annonceurs l'est tout autant. Au-delà des questions de ralentissement économique, "ils sont nombreux à ne pas vouloir être associés à cette actualité." Le coronavirus est loin d'être un cas isolé. Notre patron de régie, qui préfère rester anonyme, explique rencontrer de plus en plus de difficultés à remplir l'inventaire pub qui accompagne les sujets anxiogènes. "C'était pareil pour les news traitant des décès de Kobe Bryant ou Michou", illustre-t-il.

"Notre CPM peut décrocher de 30% sur les articles en lien avec une actu chaude blacklistée comme le coronavirus"

Nombreux sont, aujourd'hui, les sites de news à faire face au même problème. "Notre CPM (revenu pour mille impressions, ndlr) peut décrocher de 30% sur les articles en lien avec une actu chaude blacklistée comme le coronavirus", chiffre Karine Rielland-Madirossian, directrice générale déléguée au digital chez Media.figaro. Même constat au Monde. "Plusieurs annonceurs ont refusé que leurs campagnes soient diffusées à côté d'articles reprenant le sujet", confirme le directeur délégué des activités digitales de M Publicité, Sébastien Noël.

"La compagnie aérienne qui ne veut pas que ses publicités soient associées à un article évoquant un crash aérien, ça n'a rien de nouveau", rappelle la directrice des affaires juridiques de l'Union des marques, Laure Boulet. Pas plus que la marque de boisson gazeuse qui refuse de s'afficher à côté d'un sujet sur l'obésité… Les annonceurs ont, de tous temps, pris soin de ne pas apparaître dans des contextes jugés problématiques. Mais les choses ont pris une toute autre proportion avec l'apparition du digital et la démocratisation du programmatique, qui représente désormais 50% des recettes display des médias. Les acheteurs y utilisent, en effet, des outils d'adverification type IAS, Moat ou Meetrics pour filtrer les inventaires publicitaires associés à des contenus tendancieux (violence, sexe, téléchargement illégal, alcool, discours haineux). Des outils qui leur permettent de tout surveiller… à l'URL près. Quitte à devenir très, voire trop, pointilleux ? Oui, estime notre patron anonyme. "Exclure de son périmètre d'achat une actualité que l'on juge anxiogène, ce n'est plus protéger sa brand safety." "On est effectivement plutôt dans le registre de la brand suitability, soit le fait de privilégier des contextes affinitaires", reconnait le patron de Meetrics en France, Mohammed Laouissi.

"Les marques n'ont pas de telles exigences lorsqu'elles passent après un JT ou dans la presse papier"

Comment expliquer une tel glissement sémantique ? Le Web paie d'abord le fait que son inventaire est illimité et que l'on peut tout y contrôler. Les marques peuvent donc se permettre de faire la fine bouche. "Elles n'ont pas de telles exigences lorsqu'elles passent après un JT ou dans la presse papier", pointe Sébastien Noël. Le coronavirus y a pourtant une toute aussi large place… Le Web doit également composer avec une étiquette dont il peine à se défaire, celle d'un Far West où les dérives sont nombreuses. "Les gros annonceurs du luxe, de l'automobile ou de la grande consommation appréhendent d'y diffuser leurs campagnes et ne consentent à le faire que sous certaines conditions", analyse le patron Europe du Sud d'IAS, Yann Le Roux. Tout le paradoxe, c'est que les deux principaux responsables de cette mauvaise réputation, Facebook et Google, pas épargnés par les scandales de brand safety ces deux dernières années, échappent à ces exigences. "Pour cause, il s'agit d'écosystèmes totalement fermés que les annonceurs ne peuvent pas auditer", regrette Geoffrey La Rocca, patron France de la plateforme publicitaire Teads.

Pertinence des outils

Pour les éditeurs dont les articles sont subitement exclus, cette volonté de laver plus blanc que blanc a tout du casse-tête. Pubstack, plateforme qui accompagne les éditeurs sur le sujet de la monétisation, confesse avoir déjà observé une chute subite du CPM et du taux de remplissage de certains de ces clients. "C'est suspect car ça provient de tous les SSP en même temps. Mais il est pratiquement impossible de savoir ce qui s'est passé, côté mesureur, et comment corriger le tir, si toutefois c'est possible", explique son patron, Loïc Sfiligoi. Les outils d'adverification n'envoyant aucune alerte aux éditeurs, les sites dont des contenus ont été blacklistés n'en ont le plus souvent même pas conscience. "En programmatique, on n'a l'information que lorsqu'un client prend la peine de nous le signaler", déplore Paul Caucheteux, directeur commercial programmatique chez Prisma Media. Difficile, dans ces conditions, de connaître l'ampleur du manque à gagner. Pubstack s'y est essayé. La plateforme a comparé la monétisation d'un article évoquant l'incendie de Notre-Dame avec celles d'un autre, traitant d'un sujet beaucoup plus léger, chez un même éditeur. "Nous avions observé des écarts de performance de 50% à périmètre absolument égal", révèle Loïc Sfiligoi.

"Plus de la moitié de notre inventaire ne correspond plus aux normes de brand safety d'une grande plateforme adtech"

C'est aujourd'hui l'équilibre économique même des sites d'actualité qui est menacé. "Plus de la moitié de notre inventaire ne correspond plus aux normes de brand safety d'une grande plateforme adtech", déplore notre patron de régie anonyme. Son site est pourtant labellisé Digital Ad Trust. Son agacement est d'autant plus compréhensible que le jugement des outils d'ad-verification pose souvent question. "La plupart se contentent de scanner l'URL de l'article pour vérifier qu'il n'y a pas de terme problématique", explique Sébastien Noël. Cela peut donner lieu à des résultats ubuesques. Le directeur du digital de M Publicité donne l'exemple d'un article titré "L'attaque du PSG fait défaut à Dortmund" qui sera blacklisté par les outils car il contient l'occurrence "attaque". Une attaque qui n'a pourtant rien de terroriste.

"Les outils adverification ne prennent en compte que le mot clé mais pas le contexte", confirme Karine Rielland-Madirossian. "Une critique du film le Joker va être exclue par les outils car elle intègre des mots-clés comme meurtre ou fou", illustre le directeur de la monétisation de 20 Minutes, Bruno Latapie. Les sites de news ne sont pas les seuls pénalisés par ces jugements hâtifs. "70% des contenus de Cuisine actuelle sont jugés non safe car des recettes utilisent de l'alcool ou font mention de couteaux pour couper les aliments", illustre le directeur du programmatique de Prisma Media, Gaël Demessant.

Un article titré "L'attaque du PSG fait défaut à Dortmund" blacklisté parce qu'il contient l'occurrence "attaque"

A qui la faute ? Mohammed Laouissi renvoie la balle du côté des annonceurs qui sollicitent les outils d'ad-verification avec des listes de mots-clés à exclure longues comme le bras (jusqu'à 1 500 termes). "On essaie de leur expliquer que ces listes, généralement utilisées en search, ne sont pas appropriées pour le display car elles sont composées de mots clés trop génériques ou trop ambigus." Meetrics assure même refuser d'appliquer ces listes d'exclusions "bêtes et méchantes" qui regorgent de ce que les mesureurs appellent des faux positifs. Des mots compliqués à gérer car ils peuvent avoir un double sens, comme le terme "attaque" vu plus haut ou le terme "vol". Chez IAS, où on tolère la pratique, on reconnait aussi que les annonceurs peuvent aller trop loin. "On est parfois amenés à les modérer dans leurs ardeurs", raconte Yann Le Roux.

Réceptif aux reproches qui lui sont adressés, le patron d'IAS en Europe du Sud promet de corriger le tir très prochainement. Sa société en effet investi dans ADmantX, un spécialiste de l'analyse NLP (natural language processing, ou analyse sémantique). "Cette technologie est capable de comprendre que la présence du mot sex dans un article qui parle de la série Sex and the city n'est pas problématique", illustre Yann Le Roux. La solution sera prochainement intégrée chez les clients historiques d'IAS. "En rajoutant la dimension contextuelle à l'exclusion de mots clés, on devrait faire les choses de manière beaucoup plus juste", promet-il.

"Le risque, c'est qu'à terme les éditeurs ne fassent que du contenu creux mais super brand safe pour vendre de la lessive"

Pas suffisant toutefois pour contenter notre patron de régie anonyme, qui estime que ce sont d'abord les habitudes d'achat des annonceurs qui sont à revoir. "Cette nouvelle politique de brand safety va les conduire à n'acheter que du contenu froid", observe-t-il. "Je ne peux tout de même pas aller voir la patronne de la rédaction pour lui dire de se concentrer sur des thématiques liées au divertissement au motif que cela est plus brand safe", s'émeut Bruno Latapie.

C'est pourtant le parti pris assumé de Vice qui, pour revenir dans le périmètre d'achat des marques, a décidé de revoir sa ligne édito en profondeur. "Les outils d'adverification ont un impact très clair sur la façon dont est produit le contenu. Le risque, c'est qu'à terme les éditeurs ne fassent que du contenu creux mais super brand safe pour vendre de la lessive", pointe Loïc Sfiligoi. D'autant que la situation risque de s'aggraver avec l'entrée en vigueur de la loi Avia qui veut rendre les annonceurs responsables juridiquement du contexte de diffusion de leurs campagnes.

"C'est un sujet dont le SRI et l'UDM devraient discuter car il soulève une vraie problématique de citoyenneté et financement de l'information", reconnaît Yann Le Roux. Bonne nouvelle, Laure Boulet "promet d'en parler avec le SRI". Geoffrey La Rocca se propose lui de jouer les intermédiaires. "Nous voulons organiser un Grenelle de la brand safety pour faire le point entre éditeurs, agences et annonceurs", annonce-t-il. Rendez-vous est donné en avril.