Décarbonation de la pub : les annonceurs aux abonnés absents

Décarbonation de la pub : les annonceurs aux abonnés absents L'industrie de la publicité se met en marche forcée pour réduire l'impact environnemental de la publicité. Mais pour le moment, la majorité des annonceurs n'est pas disposée à payer pour.

Transition écologique des médias et des régies, lancement de calculettes carbone et discussions autour de standards et bonnes pratiques afin de réduire l'impact environnemental des campagnes de communication... Les régies, les agences et avec elles les adtech se présentent dans une dynamique de marche forcée vers le déploiement d'une publicité responsable, portant la promesse d'être moins gourmande en ressources et tout aussi efficace. Quid cependant des annonceurs ? À entendre certains acteurs, derrière tout ce mouvement, rien ou presque n'aurait fondamentalement changé en pratique. Car en définitive, les agences continueraient d'être choisies sur des critères strictement financiers, qui ne tiennent pas compte des efforts déployés pour décarboner la publicité.

"C'est un fait : les annonceurs ne tiennent pas compte des critères de décarbonation des campagnes"

"Beaucoup d'efforts sont déployés par l'industrie pour rendre la publicité et la communication plus responsables. C'est un mouvement de fond. Or, rien de tel ne ressort lorsqu'il s'agit pour les annonceurs de choisir l'agence avec laquelle ils vont travailler. Les pitchs continuent d'être décidés uniquement selon le seul critère financier : les annonceurs nous demandent de baisser de manière drastique le prix d'achat média et nous rendent prisonniers de ce système", déplore Pierre Calmard, président de Dentsu France. "A aucun moment les critères de décarbonation n'entrent véritablement en compte ou alors de façon tout à fait anecdotique. Je dois donc être capable de mesurer l'empreinte carbone des campagnes et donner aux annonceurs les outils pour leur permettre de le faire, tout cela gratuitement et avec des honoraires à la baisse. Les annonceurs achètent de la bonne conscience mais refusent de la financer. C'est une forme de greenwashing", ajoute-t-il.

Un constat partagé par Sophie Noël, codirectrice générale de Heaven (groupe Hopscotch). "C'est un fait : les annonceurs ne tiennent pas compte des critères de décarbonation des campagnes, ni d'ailleurs de la dimension RSE au sens large, lors du choix des agences", déclare-t-elle. "Cela peut cependant être expliqué par le fait que pour le moment l'application de cette dimension à l'achat média n'est pas encore intégrée comme un enjeu stratégique et structurel au sein de ces entreprises. Résultat : les marketeurs qui pilotent la mise en compétition des agences continuent d'être évalués par leur hiérarchie selon des critères de court terme qui valorisent l'obtention d'un maximum de résultats avec un minimum de budget."

Myriam Samaoli, directrice du marketing et du développement de Havas Media Group, admet également qu'il est très compliqué de faire accepter aux clients en cours une augmentation de coûts pour couvrir les mesures de réduction de l'empreinte carbone des campagnes. Mais à ses yeux, la situation est très différente pour de nouveaux projets. "Les nouveaux briefs que nous recevons n'ont jamais été aussi riches en demandes de mesure et d'optimisation de l'impact carbone des campagnes : c'est systématique." Et elle ajoute : "Dans ces nouveaux briefs hautement stratégiques, ils sont de plus en plus nombreux à accepter de payer plus cher."

Quel coût pour quelle décarbonation ?

Parmi les près de 500 clients de Dentsu en France, moins de 10% acceptent de payer plus cher pour décarboner, d'après le témoignage que nous avons collecté. Les autres demandent que ce service leur soit livré gratuitement. "Ces outils et cet accompagnement représentent un coût supplémentaire qui peut varier de 15% à 30% selon les campagnes", précise Pierre Calmard. "Il faut avoir le courage d'investir pour changer le monde, rien ne se fait par magie C'est toute l'industrie qui doit y réfléchir. La communication est à la fois très polluante mais un formidable vecteur de changement de la société. Il faut que notre industrie sorte de sa logique productiviste", insiste-t-il.

Une situation qui pourrait surprendre face aux nombreuses annonces (et pratiques concrètes) allant dans cette direction, révélatrices d'un secteur qui se prépare et s'attend à une demande croissante des annonceurs en ce sens. Ces derniers seraient stimulés par leur propre transition interne et une législation qui est bel et bien là. Selon Emmanuelle Sola, consultante senior en RSE au sein du cabinet de conseil Axionable, un décret du gouvernement publié le 1er juillet dernier, passé visiblement inaperçu d'une bonne partie de l'industrie, rend obligatoire à partir de l'année prochaine le calcul des émissions de gaz à effet de serre au scope 3, soit les activités indirectes des entreprises, ce qui inclut la communication et la publicité.

"Ce nouveau décret demande aux entreprises de tous types de prendre en compte les émissions de gaz à effet de serre indirectes significatives qui découlent des opérations et activités, ainsi que de l'usage des biens et services que l'entreprise produit. Pour cela, les entreprises devront collecter de la donnée sur leur propre périmètre mais également auprès de leurs principaux fournisseurs et partenaires", explique Emmanuelle Sola au JDN.

"Heureusement certains annonceurs ont pris les devants et font des choses concrètes."

Ces perspectives nourrissent une bonne dose d'optimisme parmi nos interlocuteurs : "Ces sujets auront de plus en plus d'impact sur la valorisation des entreprises, et cela fera bouger leurs dirigeants, et vite", assure Sophie Noël. "Je reste confiante que les annonceurs accepteront bientôt d'assumer cette dimension. Beaucoup d'entre eux commencent d'ailleurs à intégrer la certification B Corp, comme c'est le cas de Danone. Cela a des conséquences immédiates au sein de l'organisation et se reflète dans les cahiers de charges."

Une transition vers laquelle les agences auraient leur rôle à jouer collectivement et individuellement. "Tout changement demande une évangélisation. De plus, les annonceurs ne disposent pas du même degré de maturité face à ces enjeux et n'y accordent par conséquent pas la même priorité. A nous de leur permettre de comprendre l'intérêt de se transformer en leur proposant des étapes pour cela", ajoute Myriam Samaoli. Pour les annonceurs les moins ouverts, Havas Media propose le recours à des benchmarks développés en interne sur la base de l'observation de campagnes passées pour leur permettre de transformer les leurs sans coût additionnel. "Ce sont des moyennes qui permettent d'évaluer la campagne. Cela ne sera pas aussi poussé et précis que l'application de la calculette et de la mesure prédictive, mais c'est déjà un premier pas", ajoute-t-elle.

Chez Dentsu, on a lancé en mai dernier le Club Dentsu Switch, entité dont l'ambition est de réduire concrètement l'empreinte carbone de la communication. "Heureusement certains annonceurs ont pris les devants et font des choses concrètes. Nous avons rassemblé une quinzaine de nos clients au sein de ce do tank", précise Pierre Calmard. Peut-être que demain les agences elles aussi pourront se permettre de choisir les annonceurs avec lesquels elles voudront bien travailler, à commencer par ceux assumant leurs responsabilités en matière d'empreinte écologique de leur communication.