Bruno Bonnell (France 2030) "Le doute est semé dans l'esprit de nombreux conseils d'administration européens concernant leurs projets d'implantation aux Etats-Unis"
Bruno Bonnell est secrétaire général pour l'investissement, en charge de France 2030. Il revient pour le JDN sur les causes et les conséquences de la chute des valeurs boursières technologiques américaines.
JDN. Quels sont les facteurs structurels et conjoncturels expliquant la récente correction des marchés technologiques américains, notamment la chute des valorisations des géants de la tech ?

Bruno Bonnell. Il y a une sorte de "bulle Musk" aux Etats-Unis, qui va même au-delà de la "bulle Trump". L'idée de déréguler, de libérer énormément d'énergie technologique a probablement fait fantasmer les investisseurs, comme si des innovations extraordinaires allaient soudainement sortir des cartons parce qu'elles étaient jusqu'à présent contraintes par la législation et la régulation. Je pense qu'il y a eu un effet de bulle là-dessus. Dès qu'on a constaté que les résultats ne venaient pas aussi vite que prévu, et qu'en plus, des décisions fiscales ont été prises, la correction s'est produite. Il y a donc eu un effet Musk sur la dérégulation et, paradoxalement, un effet Trump sur les tarifs douaniers. Ces deux facteurs cumulés ont joué un rôle important.
Plus grave encore, à mon avis, un sentiment d'American bashing est en train de naître au niveau international. Alors que l'Amérique représentait le monde des possibles, le grand cousin, l'oncle d'Amérique, richissime et protecteur, on s'aperçoit qu'on a affaire à une Amérique qui joue solo, assez égoïste, et qui ne protège plus. Ce sentiment qui se développe est plus sérieux que la crise up and down qu'on observe actuellement sur les marchés. L'a priori positif qu'avait l'Amérique vis-à-vis du monde entier en tant que champion technologique et modèle de style de vie devient au minimum neutre – on les met désormais à égalité avec le reste du monde, et probablement même négatif. On le constate avec la chute des ventes de voitures Tesla et les appels au boycott de produits américains. Bientôt, il faudra préciser que les jeans ne sont plus américains mais français.
Il y a donc un effet bulle qui ne me surprend pas dans sa réactivité, mais ce qui m'inquiète davantage, c'est que je ne vois pas, à l'heure où je vous parle, comment la situation pourrait se redresser. Pour le moment, il va falloir donner beaucoup de preuves d'amour pour que les valeurs américaines retrouvent de la fraîcheur.
Peut-on qualifier la correction actuelle d'éclatement de la bulle technologique ? Ou considérez-vous qu'il s'agit plutôt d'un ajustement temporaire qui ne remet pas en question les fondamentaux ?
Non, nous n'en sommes pas encore là. Je pense que nous assistons à une surréaction. Nous revenons à des valorisations qui existaient précédemment. Le problème, c'est qu'il y a un sentiment de fond négatif. Il existe une sorte de bruit de fond baissier concernant la confiance qu'on avait envers les Etats-Unis. Ils ont épuisé le capital de gratitude que les autres Etats avaient vis-à-vis d'eux. Et cela fait mal. Cette gratitude provenait, pour certains pays, de la Seconde Guerre mondiale, pour d'autres du parapluie de l'OTAN. Quand vous réfléchissez au fait que la Chine, en termes de compétitivité, est largement en avance sur les Etats-Unis, vous allez nécessairement assister à des basculements assez majeurs. Je ne suis donc pas du tout convaincu que les valeurs américaines des Gafam continueront à être privilégiées.
Cette situation pourrait-elle favoriser un rééquilibrage des investissements en faveur des entreprises européennes, notamment françaises ?
Une fenêtre d'opportunité s'ouvre pour l'Europe et la France. Nos champions dans le cloud, OVH like, l'IA avec Mistral et d'autres technologies peuvent bénéficier de cette désaffection envers les Etats-Unis. C'est le moment d'investir massivement et de mener une approche commerciale agressive en valorisant notre proximité. Trump a sous-estimé l'impact de sa politique "America First", désormais sanctionnée par les marchés. L'Amérique n'est plus un réflexe mais une simple option. France 2030 a sélectionné 5 800 champions à fort potentiel. Il faut changer notre attitude envers nos technologies et faire évoluer la mentalité des acheteurs. Même si nos performances actuelles sont perfectibles, c'est en soutenant nos entreprises qu'on progressera, comme l'ont fait les Japonais dans l'automobile.
Dans la bioproduction, l'aéronautique, l'espace ou les technologies de fermentation, la France a pris un élan décisif qu'il faut maintenir. Nous devons créer un mouvement d'opinion favorable aux technologies européennes et avoir confiance en notre potentiel.
Constatez-vous déjà un intérêt accru des investisseurs internationaux pour la France ?
J'ai vu des industriels européens qui, attirés par l'IRA (Inflation Reduction Act, ndlr), avaient pratiquement décidé de délaisser leurs implantations européennes au profit d'implantations américaines et qui remettent aujourd'hui ces décisions en question. On n'en est pas encore au stade où ils ont complètement changé d'avis, mais ils questionnent ces décisions. Ils se disent que s'ils doivent s'installer dans un pays en récession, confronté à l'inflation et avec des barrières douanières qui vont susciter des mesures de rétorsion de la part d'autres pays, le bénéfice n'est peut-être pas au rendez-vous. Je ne vous dis pas qu'ils ont déjà basculé en faveur de l'Europe, mais je pense que le doute est semé dans l'esprit de nombreux conseils d'administration européens aujourd'hui concernant leurs projets d'implantation aux Etats-Unis.