Digital Markets Act : Bruxelles peine encore à remettre les Big Tech dans le rang

Digital Markets Act : Bruxelles peine encore à remettre les Big Tech dans le rang Apple vient de mettre à jour les règles de son App Store pour se conformer au règlement européen, mais continue de prélever des commissions élevées aux développeurs, ce qui devrait faire grincer des dents à Bruxelles.

Les Big Tech flanchent, mais ne ploient pas. Les uns après les autres, les géants numériques américains modifient leurs règles pour se conformer davantage au Digital Markets Act (DMA) européen, qui adapte le droit de la concurrence au marché digital. Il désigne particulièrement six "contrôleurs d'accès", qui doivent se plier à un panel d'obligations : Apple, Meta, ByteDance, Amazon, Microsoft et Google. Mais les nouvelles règles mises en place par ces sociétés continuent, pour certaines, d'enfreindre les principes du texte, suscitant la colère de Bruxelles.

De litigieuses commissions

La première entreprise qui figure dans le collimateur de Bruxelles est Apple. Le DMA interdit en effet une pratique longuement mise en œuvre par celle-ci, qui consistait à empêcher les développeurs souhaitant que leur application soit disponible sur l'App Store de rediriger les utilisateurs vers un site Internet externe pour y réaliser un achat. Cette interdiction les a longtemps obligés à passer par le système de paiement d'Apple, via lequel le groupe à la pomme prélève de juteuses commissions, de 15 ou 30 %.

Cette règle est dénoncée de longue date par les développeurs, et se situe au cœur du procès qui a opposé pendant des années Apple à Epic Games, l'éditeur du célèbre jeu vidéo Fortnite. Suite à l'entrée en vigueur du DMA, Apple a fini de mauvaise grâce par autoriser les développeurs à insérer des liens externes. Mais le 23 avril, la Commission a malgré tout collé une amende de 500 millions d'euros à l'entreprise américaine, l'accusant d'encadrer trop strictement cette pratique. Apple continuait par exemple d'interdire aux développeurs d'annoncer des prix plus bas si les utilisateurs passaient par leur site plutôt que par l'App Store. Elle faisait aussi en sorte que mises à jour et notifications ne soient plus automatiques dès lors que l'achat n'était pas réalisé dans l'environnement Apple. Elle continue, en outre, à prélever des commissions.

Fin juin, le groupe à la pomme a mis à jour ses conditions, répondant à un ultimatum de 60 jours fixé par Bruxelles… Mais, si elle a levé les restrictions imposées aux développeurs, l'entreprise continuera de prélever des commissions pouvant aller jusqu'à 20%. Il faut dire que celles-ci sont extrêmement lucratives pour le groupe de Cupertino : environ 27 milliards de dollars par an dans le monde. Si la Commission n'a pas encore réagi à ces changements, Apple risque des amendes journalières pouvant aller jusqu'à 5% de son chiffre d'affaires dans le cas où celle-ci ne serait pas satisfaite.

Apple accuse Bruxelles de flou juridique

Le groupe à la pomme s'est régulièrement plaint du DMA, arguant que les changements qu'ils lui imposent risquent de nuire à la sécurité et à la confidentialité des données de ses utilisateurs, qu'Apple affirme pouvoir garantir grâce au strict contrôle qu'elle exerce sur son écosystème. Elle accuse également Bruxelles d'un manque de lisibilité et de faire évoluer les règles en permanence, rendant difficile de s'y conformer. Un argument qui n'est que partiellement recevable, selon Eric Le Quellenec, avocat spécialisé dans le droit du numérique, associé chez Flichy Grangé Avocats. "Il y a d'un côté un certain flou, dans la mesure où Bruxelles affirme que les commissions prélevées par Apple sont excessives, ce qui conduit l'entreprise à ajuster les montants et relance chaque fois un nouveau cycle de négociations. Il est à cet égard dommage qu'il n'y ait pas un bac à sable réglementaire pour permettre aux entreprises de tester en amont leurs politiques commerciales et avoir, avec le régulateur, une approche plus constructive que la fuite en avant à laquelle on assiste actuellement pour déterminer quels paramètres sont acceptables. D'un autre côté, Google n'a pas l'air d'avoir autant de difficultés pour s'adapter avec Android, dont le modèle a certes toujours été beaucoup plus ouvert. Apple est contraint de revoir son ADN et d'estimer jusqu'où elle devra faire preuve d'ouverture pour passer sous les fourches caudines de la Commission. "

Meta et Google également dans le viseur de Bruxelles

Apple n'est pour autant pas la seule entreprise à se heurter au DMA. Meta, qui s'est également vue attribuer une amende de 200 millions d'euros par la Commission, s'obstine de son côté à conserver son système "d'accepter ou payer". Les utilisateurs qui souhaiteraient que leurs données ne soient plus collectées et commercialisées par l'entreprise doivent payer un abonnement (à l'origine de dix euros mensuels, mais ramené à six euros) pour continuer à utiliser le service, ce qui selon le DMA, n'offre pas vraiment un libre choix quant au partage de leurs données personnelles. S'il s'obstine, le groupe de Mark Zuckerberg risque lui aussi des amendes journalières.

Google est par ailleurs en train d'être passé au peigne fin par le régulateur, qui l'accuse de favoriser ses propres produits dans les requêtes formulées sur son moteur de recherche, au détriment de ceux de ses concurrents.

Le DMA, une arme géopolitique pour les Européens ?

A l'heure où Washington et Bruxelles conduisent d'âpres négociations pour conclure un accord de libre-échange, sous la menace des droits de douane annoncés par Donald Trump lors du "Liberation day", certains estiment que Bruxelles instrumentalise le DMA comme une arme permettant de peser dans les négociations. Donald Trump a qualifié la loi européenne d'outil "d'extorsion", tandis qu'Andrew Ferguson, qui dirige l'antitrust américain, y voit une " taxe sur les entreprises américaines ".

Cet aspect est d'ailleurs plus ou moins assumé par Bruxelles. En avril, la Commission a reporté l'annonce longtemps attendue des amendes attribuées à Apple et Meta, alors que les négociations avec les Etats-Unis venaient de s'ouvrir. Bruxelles a nié tout lien entre la querelle commerciale et cette décision, mais beaucoup y ont vu une volonté de l'autorité européenne de ne pas dévoiler toutes ses cartes d'un seul coup. Surtout, dans une interview accordée au Financial Times début avril, Ursula von der Leyen a déclaré qu'en l'absence d'un accord commercial avec les Etats-Unis, plusieurs ripostes seraient sur la table, dont le fait de s'en prendre aux revenus publicitaires des géants du numérique.

A cet égard, les Européens ont toutefois appris des meilleurs, les Etats-Unis utilisant de longue date l'extraterritorialité de leur droit à des fins de guerre économique. Juste retour des choses de la part de Bruxelles ? C'est l'avis d'Eric Le Quellenec. "Donald Trump reproche aux Européens d'utiliser les mêmes armes que lui, ce qui est après tout de bonne guerre. On voit cependant que, si le montant des condamnations est important, il n'est nullement insupportable pour les acteurs en question. La riposte demeure donc graduée et permet simplement de rééquilibrer les termes de la négociation."

Le fait d'utiliser le DMA comme une arme géopolitique ne risque-t-il cependant pas de nuire à sa légitimité en tant que loi visant à protéger la concurrence et les consommateurs ? Si la dérive est possible, ce n'est à l'heure actuelle pas le cas, selon l'avocat. "Je ne vois pour l'instant de la part de Bruxelles aucune requête aberrante ou qui irait à l'encontre du droit des consommateurs."