Loïc Henriet (Pasqal) "L'objectif de Pasqal est de démontrer un avantage quantique pratique avant mi-2026"

Loïc Henriet est le CEO de Pasqal. Il revient sur les principaux cas d'usage attendus du quantique. il interviendra le 9 octobre à l'occasion du Mastercard Innovation Forum 2025, en partenariat avec le JDN.

Loïc Henriet est le CEO de PASQAL. © cyril marcilhacy / item

JDN. Où en sommes-nous aujourd'hui dans le quantique ? Encore à l'ère des promesses ou déjà aux premières applications concrètes ?

Loïc Henriet. Nous avons des machines qui sont opérationnelles. Si je reviens un peu dans le temps, il y a environ 10 ans, nous avions des ordinateurs quantiques balbutiants qui existaient dans les laboratoires de recherche. Il fallait des gens vraiment très qualifiés, des docteurs en physique, pour pouvoir les faire marcher, et ces machines fonctionnaient peut-être 1 ou 2% du temps.

Maintenant, chez Pasqal par exemple, nous avons des ordinateurs quantiques qui fonctionnent la plupart du temps en autonomie, sans personne autour, et pas dans un laboratoire de recherche mais dans un centre de supercalcul. Les gens peuvent y accéder via le cloud, comme un processeur normal. Il y a donc eu une énorme évolution, un gros saut qualitatif dans le développement de ces processeurs. Nous avons livré des machines en France, au CEA, mais aussi en Allemagne, au centre de supercalcul d'Ulm. Nous avons une machine en phase finale d'installation au Canada, et nous en aurons deux autres l'année prochaine, une en Italie et une en Arabie Saoudite. Ces machines commencent maintenant à pouvoir être installées dans des centres de supercalcul partout dans le monde.

Notre objectif pour les prochains mois, avant mi-2026, est de démontrer un avantage quantique pratique et mesurable. Concrètement, nous voulons identifier un problème réel et spécifique pour lequel notre processeur quantique offrirait la solution la plus performante, voire la seule solution capable d'atteindre ce niveau de performance.

Quels sont les premiers cas d'usage sur lesquels vous concentrez actuellement vos travaux ?

Nous travaillons déjà avec de nombreux clients en France et des partenaires : EDF, Crédit Agricole, Thales, et à l'étranger CMA CGM, BMW, LG, des laboratoires pharmaceutiques comme Janssen. Généralement, ce sont de très grosses entreprises qui ont des départements de R&D assez importants. Dans le domaine des télécommunications, nous travaillons sur l'assignation de fréquences à un réseau d'antennes 6G. Comment déterminer et assigner des fréquences à chacune de ces antennes pour utiliser le moins de fréquences possible tout en évitant les interférences ? C'est un problème d'optimisation complexe et important pour un opérateur telecom, car ils ne veulent pas utiliser trop de fréquences – chaque réservation de bande de fréquences a un coût – tout en offrant le meilleur service possible aux utilisateurs.

En finance, avec Crédit Agricole, nous travaillons sur l'optimisation de portefeuille pour maximiser le rendement tout en minimisant les risques. Avec des opérateurs d'électricité, nous travaillons sur la planification des lignes à haute tension. Un réseau électrique est assez complexe ; nous pouvons le segmenter en réseaux plus ou moins indépendants pour les gérer individuellement sans trop de conséquences entre les parties du réseau.

L'intelligence artificielle est très gourmande en calcul. En quoi le quantique pourrait-il transformer le développement et l'entraînement de modèles IA ?

Le calcul quantique va être efficace sur des problèmes où il y a peu de données en entrée, peu de données en sortie, mais une grande complexité algorithmique. L'intelligence artificielle est plutôt performante sur des problèmes avec beaucoup de données en entrée, beaucoup de données en sortie, et des phénomènes qui doivent être appris, mais qui ne sont pas particulièrement complexes en termes algorithmiques. Nous avons donc une complémentarité entre les deux. Ce que nous voyons émerger, c'est cette notion de calcul hybride : calcul classique, supercalcul classique, intelligence artificielle, calcul quantique. L'idée est de prendre le meilleur de chacun de ces mondes pour résoudre les problèmes de la façon la plus efficace possible.

Nous avons quelques exemples concrets. On peut utiliser par exemple un processeur quantique pour générer des données qui décrivent bien des matériaux. Un ordinateur utilisant l'intelligence artificielle ne va pas pouvoir faire de la découverte de matériaux très facilement parce qu'il n'a pas accès aux modèles sous-jacents de comportement de la matière au niveau microscopique. Un ordinateur quantique peut faire cela : décrire comment la matière au niveau microscopique va se comporter. Nous pouvons donc créer des données synthétiques avec un processeur quantique et, à partir de ces données, entraîner des modèles d'intelligence artificielle à grande échelle pour faire de la découverte de nouveaux matériaux. Là, nous avons vraiment la complémentarité entre les deux types de processeurs : l'apprentissage et la masse de données avec l'IA, et la complexité fine et la description au niveau microscopique par un processeur quantique.

On parle souvent du quantique comme d'une menace pour les systèmes de chiffrement actuels. Est-ce un risque à court terme ou un horizon plus lointain ?

Je suis d'accord avec cette préoccupation. Il y a cette menace de récolter maintenant et décrypter plus tard qui est assez réelle. Même si nous n'avons pas actuellement d'ordinateurs quantiques qui permettent de casser le chiffrement, nous les aurons plus tard. On veut potentiellement éviter qu'un message envoyé maintenant soit décrypté dans 10 ans. Il va donc y avoir des impacts, c'est certain. Nous, nous sommes un fabricant de machines, un fabricant de hardware. Nous allons fabriquer les meilleures machines possibles. Mais il faut se poser les bonnes questions maintenant pour construire une industrie de la cybersécurité capable d'accepter l'existence et la coexistence avec les processeurs quantiques.

Aujourd'hui, l'installation d'ordinateurs quantiques reste concentrée dans les centres de calcul des grands groupes. Concrètement, est-ce que les PME et TPE pourront elles aussi accéder à cette puissance, ou est-ce que cela restera réservé aux grandes entreprises ?

Ce sont évidemment les plus grosses entreprises qui adoptent la technologie en premier. Au fur et à mesure de la dissémination et de la démocratisation de la technologie, tous les problèmes de calcul auxquels les TPE ou les PME peuvent faire face pourront être résolus avec des processeurs quantiques. Nous avons créé récemment une offre commerciale, une offre de produits assez courte où, en quatre semaines, nous pouvons, avec un coût relativement réduit – parce que nous n'utilisons pas beaucoup de temps de calcul – démontrer l'intérêt du calculateur quantique pour quelques problèmes spécifiques.

Là où les grands groupes investissent généralement dans des projets de recherche ou d'application qui peuvent durer un an ou 18 mois, nous voulons vraiment proposer des solutions reproductibles, courtes et à coût relativement réduit pour élargir le spectre des entreprises qui peuvent utiliser un processeur quantique.

La France a pris une certaine avance sur le quantique. Est-ce que, selon vous, l'investissement suit réellement, ou reste-t-il en décalage par rapport aux opportunités ?

Historiquement, nous avons un terreau de talents, des universités, de la recherche qui est excellente en France et en Europe, ce qui a favorisé l'émergence de ces start-up. Nous avons aussi un écosystème assez dynamique pour la création d'entreprises depuis quelques années. C'est vraiment très positif pour l'early stage, pour les entreprises assez tôt dans leur cycle de développement. Là où c'est un peu compliqué, c'est pour le passage à l'échelle. Pasqal a levé plus de 140 millions d'euros au total, et nous avons besoin d'investissements massifs, de l'ordre de plusieurs centaines de millions d'euros, pour pouvoir passer à l'échelle. Nos concurrents américains peuvent y arriver, mais nous avons un manque de capitaux pour soutenir les levées de fonds tardives en Europe, de façon générale.
Il faut pouvoir encourager et accepter des investissements étrangers, ou arriver à motiver de grands groupes industriels français et européens à participer à ces levées de fonds. Par ailleurs, il est important, de mon point de vue, de continuer à investir dans la recherche publique pour créer les talents de demain et les innovations de demain. Le continuum entre les start-up et le monde de la recherche va être fondamental dans les années qui viennent pour l'industrie quantique.

Est-ce qu'il n'y a pas, pour vous, la tentation d'aller chercher des financements de l'autre côté de l'Atlantique ?

Le marché américain est le marché unique le plus important au niveau mondial. Si nous voulons être un leader mondial, il faut être présents sur le marché américain d'un point de vue commercial. Etant donné que l'évolution de la tech globale se situe quand même en grande partie aux Etats-Unis, nous ne pouvons pas ignorer ce marché. Pasqal va donc s'implanter sur le marché américain tout en restant une entreprise française. Il n'y a absolument aucun doute sur le fait que Pasqal restera une entreprise européenne et française. Mais il est important d'avoir des activités aux Etats-Unis et une crédibilité aux Etats-Unis pour pouvoir attirer des clients d'abord, et potentiellement des investisseurs.