Rage against the machine. Qui veut la peau des ordinateurs ?

Le mouvement néo-luddite bénéficie du regain d’intérêt lié à l’actualité de luttes contre l’imposition de technologies (Biométrie, RFID, OGM ou nucléaire) et la mise en cause de l’informatique.

Le spectre du luddisme continue de hanter nos sociétés non seulement par le biais de la critique des techno-sciences mais également sur le terrain des luttes sociales et de l'action directe. D’où vient-il et qu’a-t-il à nous dire ?

Avant que l’Exposition universelle de Londres en 1851 ne célèbre triomphalement le progrès et les vertus du capitalisme, les ouvriers briseurs de machines ou « luddites » ébranlèrent la Grande-Bretagne entre 1811 et 1816 en détruisant des milliers de machines textiles sous la conduite d’un mystérieux roi ou colonel Ludd. Leur outil de prédilection : une lourde masse surnommée Enoch, qui s’abat sur les machines en bois au prix d’une répression sanglante, en dépit d’un soutien des populations déconcertant les autorités.
Ces machines tenues pour responsables du chômage inquiètent la Chambre des Lords. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce sont l’aliénation qui évacue toute part humaine du travail avec la fonction disciplinaire et répressive de l’usine qui se trouvent questionnées. Le nouveau système productif confond la machine avec un Moloch jamais rassasié dont la discipline implacable dévore les liens communautaires et les relations de solidarité. Par la suite, l’économie politique naissante et le marxisme ont réduit le luddisme à une résistance au progrès, rapidement devenu synonyme d’ignorance et d’obscurantisme.

Au mitan des années 1950, Jacques Ellul décrit un homme devenu esclave de la technique entendue comme « la préoccupation de l’immense majorité de l’homme de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode la plus efficace » (La technique, ou l’enjeu du siècle, Armand Colin, 1954) et trace un sillon emprunté avec une ferveur toute filiale par Ivan Illich à travers son analyse de l’école et de la médecine. L’extension de la sphère technique à l’ensemble des activités et l’automatisation nourrissent un débat grandissant. Pour autant, les actions rompant avec la quiétude des cénacles philosophiques sont somme toute assez récentes, éparses et isolées au sein du courant anti-industriel. Elles font au mieux figure d’épiphénomènes. Le fauchage des plants transgéniques OGM se réclamant de la « désobéissance civile » y participe.
« Nous devons nommer notre ennemi : c’est la technologie » proclame Kirkpatrick Sale en 1996, lors du second congrès luddite. Selon ce chercheur indépendant américain, les processus et politiques à l’origine du système industriel ont conduit à imposer aux populations avec la complicité de l’État la destruction des modes de vie antérieurs, la fabrication de besoins artificiels et un chômage massif. En guise d’échappatoire, Sale ne prône rien de moins qu’un repli vers un âge d’or préindustriel sans se priver de détruire à coup de masse un ordinateur à l’occasion d’une conférence au New York City Hall en 1995. Ce néoluddisme charrie la critique d’un monde saturé de technologies aliénantes dans une course incessante au profit.
Parmi les figures du mouvement, un sort doit être réservé à « Unabomber » alias Théodore Kaczynski, ce mathématicien que les bombes meurtrières, les proclamations enflammées et 17 années de traque par le FBI, ont rendu mondialement célèbre et érigé en figure symbolique. Il oblige ainsi le Washington Post
à publier son long pamphlet contre « la société techno-industrielle » dont les ordinateurs ont « déstabilisé la société, rendu la vie insipide, humilié les êtres humains, causé une souffrance psychologique généralisée » ; et conduit à un contrôle total des conditions de vie. Les préoccupations d’Unabomber ont rencontré quelque écho dans les médias et une partie de l’opinion. À l’orée du siècle dernier, en pleine bulle spéculative des valeurs Internet, le « nouveau défi néo-luddite » relayé par Bill Joy, ancien président de Sun Microsystems, a pris l’allure d’une provocation. Pour autant, loin d’inviter à briser les machines, sa mise en garde appelait à un contrôle du processus d’évolution de la technique (Bill Joy, « Why the future doesn’t need us », Wired, 8.04.00).
Pour Kirkpatrick Sale, le trait le plus décisif de l’informatisation réside sans conteste dans « la volonté de contrôle
 » qu’elle émane de l’État ou d’autres organisations. Cette thématique est devenue le terrain privilégié de nouvelles luttes parmi lesquelles l’opposition à l’informatisation de la carte nationale d’identité au début des années 80 puis à la vidéosurveillance, la biométrie ou encore le fichage génétique.

Mais la contestation va bien au-delà de la simple contre-propagande. Ainsi, les membres de l’association grenobloise « Pièces et main d'oeuvre » (PMO) soutiennent ouvertement le « sabotage » comme moyen de lutter contre la biométrie. Cette entreprise a pris un tour inédit le 17 novembre 2005 lorsque des membres du collectif anti-biométrie prennent pour cible des bornes biométriques d’un collège de Gif-sur-Yvette située dans la technopole de la vallée de Chevreuse. Les trois militants interpellés et accusés de « dégradation en réunion » ont fait l’objet d’un procès qui pour avoir été bien moins médiatisé que celui des « faucheurs volontaires », a toutefois bénéficié d’une attention inédite. La présence de Louis Joinet, premier président de la CNIL entre 1978 et 1981, aux côtés d’autres grands témoins s'est révélée précieuse pour la défense. Venu témoigner en faveur des accusés, celui-ci déclare à la barre : « L'action menée par ces étudiants était légitime, d'autant que l'appareillage biométrique installé dans la cantine du lycée n'avait pas reçu les autorisation de la CNIL »

Ces inquiétudes sont également relayées par la grande presse dans laquelle le philosophe Giorgio Agamben exprime sa solidarité pour les inculpés, craignant que « Le jour où le contrôle biométrique sera généralisé […] toute critique et tout dissentiment seront devenus impossibles » (« Non à la biométrie », Le Monde, 5 décembre 2005). Le procès a donné l’occasion d’expliquer plus largement la signification des faits reprochés avec l’espoir de susciter un débat public. « Il y a quelque chose de ça avec le système de biométrie installé dans la cantine du lycée. Pas un contrôle fort, d’accord. Juste l’un de ces trucs qui nous apprennent à toujours être identifiés, triés, séparés. » (tract distribué par le « collectif anti-biométrie » au lycée de Gif-sur-Yvette).

Celia Izoard, traductrice de l’ouvrage de Kirkpatrick Sale et théoricienne du mouvement néo-luddite français, inscrit la destruction des bornes biométriques dans un combat plus large et une réflexion d’ensemble sur la « sacralisation de la technologie ». Enfin, la mobilisation doit également beaucoup à l’Internet militant qui multiplie les échos de la contestation.
Il serait trompeur de voir dans ces quelques coups d’éclat l’amorce d’un mouvement de plus large ampleur
, semblable à celui qui à l’aube de la révolution industrielle entreprit la destruction des machines. Plus certainement, sa présence spectrale en quête d’incarnation témoigne de la vivacité d’« un ensemble de pratiques et réflexivité », selon les termes de Celia Izoard, dont le souvenir persiste non par la victoire mais par la résistance.

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Ouvrages sur ce thème :

- Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, Les luddites
, Ère, 2006.
- Nicolas Chevassus-Au-Louis, Les briseurs de machines
, Seuil, 2006.
- Collectif, Les luddites en France. Résistances à l'industrialisation et à l'informatisation
, L'échappée, 2010.
- François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique
, Imho, 2009.
- Kirkpatrick Sale, La révolte luddite
, trad. Celia Izoard, L’Échappée, 2008.