Economie-fiction : l'entreprise hyper-coopérative
Le modèle de plate-forme a fait le succès des géants d’Internet, mais ses dérives sont dommageables pour la collectivité. Un nouveau modèle plus souhaitable se dessine cependant au point de convergence de ceux de la plate-forme et de l’entreprise 2.0.
Le modèle de plate-forme est au cœur de l'ère Google
Google doit son
succès à son modèle de plate-forme : Google
docs permet à des collaborateurs de travailler sur un document partagé. Youtube et Picasa fournissent des ressources pour partager videos et photos. Adsense permet de monétiser l'audience
d'un site web. De même pour Facebook,
Amazon, Flickr, SalesForce, Paypal, etc.
En soi le concept de
plate-forme n'est pas nouveau, puisqu'il n'est qu'une forme moderne des marchés
bifaces : un magazine organise une transaction tacite entre deux clients,
l'annonceur et le lecteur. Une carte de crédit s'adresse à un commerçant et un
consommateur. Une agence immobilière met en relation un vendeur et un
acheteur.
La force d'une
plate-forme est de multiplier les effets d'externalités, c'est-à-dire que le
développement de chaque face est bénéfique à l'autre face. Dès lors, l'avantage
concurrentiel augmente avec la taille de la plate-forme jusqu'à créer un
monopole de fait pour le leader d'un segment de marché.
Les plates-formes sur internet, entre prédation et création de biens communs
En revanche, lorsque le
marché des plate-formes est mondial, ce qui est le cas des plate-formes de
données dont Google est emblématique, il conduit à des monopoles mondiaux. Dès
lors, leur dérive naturelle est de monétiser les productions à leur unique
profit. Côté consommateur, l'expression "If you are not paying for it,
you are the product" est devenue classique. Côté producteur, le crowdsourcing est
souvent dénoncé comme une nouvelle forme d'exploitation de masse et le respect
des droits de propriété intellectuelle des créateurs est un sujet de conflit
majeur. Comme les plate-formes de données déstabilisent et dominent souvent les
secteurs qu'elles investissent (musique, tourisme), qu'elles récupèrent les
biens communs, qu'elles entretiennent une pression à la baisse sur les prix,
qu'elles créent peu d'emplois et qu'elles transfèrent leurs bénéfices vers les
paradis fiscaux, certains n'hésitent plus à parler de prédation aux dépends des
autres acteurs économiques.
Avec leur succès, les
plate-formes de données ont cependant apporté une diversification des
applications et un enrichissement de la qualité des outils en quelques années.
Créer, exprimer, diffuser ou partager des informations est devenu un usage
courant pour les internautes. Transposé dans le monde professionnel, cet usage
a fait émerger de nouvelles pratiques managériales : l'animation de
communautés sans hiérarchie, la gestion de coopérations synchrones ou
différées, le dosage de la confiance, de la réputation et de la reconnaissance,
l'équilibre entre objectif, règles et initiative. Dès lors, ces pratiques
autour des réseaux sociaux d'entreprise, de la gestion des
connaissances ou de l'innovation ouverte sont adoptées par
ce qu'on appelle souvent les "entreprises 2.0".
Pourtant, si les pratiques
sont proches, les modèles de l'entreprise 2.0 et de la plate-forme
de données restent opposés sur le plan économique : les contributeurs sont
rémunérés dans un cas, non rémunérés dans l'autre, la propriété intellectuelle
est ou n'est pas revendiquée, les ressources sont ou ne sont pas subventionnées
par de la publicité.
L'entreprise hyper-coopérative est au point de convergence des modèles de plate-forme et d'entreprise 2.0
Ces modèles commencent néanmoins à se rapprocher par endroits (entreprise étendue, open business, value-driven networks). En anticipant leur point de convergence, on peut déjà décrire à grands traits celui de l'entreprise hyper-coopérative. En tant que plate-forme, cette entreprise met à disposition des ressources partagées parmi lesquelles des logiciels métiers, qui permettent aux collaborateurs d'enrichir leurs compétences (1) ; des outils collaboratifs, qui leurs permettent d'enrichir leurs coopérations (1) ; des tutoriels, formations, services d'assistance, pour les accompagner ; des fonctions support stratégiques : ressources humaines, vision, objectifs, valeurs, règles et déontologie de collaboration, sécurité, secret industriel.
Les contributeurs travaillent pour plusieurs entreprises hyper-coopératives en fonction de leur disponibilité, intérêt et intéressement par projet. Le coût d'identification, de sollicitation, d'intégration et de fédération des talents est en effet largement gommé par les outils collaboratifs, ce qui permet une grande mobilité des ressources humaines. Le statut d'auto-entrepreneur unifié permet de cumuler des rémunérations diverses (auteur, salarié, inventeur, travailleur indépendant) sans complexité administrative. Pour gérer son temps de travail, le contributeur dispose d'un assistant virtuel, tableau de bord de ses savoir-faire, réputation, influence, opportunités, priorités, engagements, rémunération et développement personnel.
Vers l’économie de l’utilité ajoutée
L'économie de
l'entreprise hyper-coopérative est fondée sur l'utilité ajoutée. L'utilité
élémentaire de chaque contribution est calculée a posteriori, à partir du prix
de vente d'un produit et du traçage de toutes les contributions à ce produit.
La rémunération de chaque contributeur dépend de la valeur anticipée de
l'utilité de ses contributions et de l'algorithme de rémunération. Celui-ci
prend en compte des critères objectifs relatifs aux contenus (audience,
référencement), à l'auteur (profil, réputation), au service associé
(réactivité, rareté) et des critères subjectifs (clarté, originalité,
convivialité). L'entreprise hyper-coopérative évite deux écueils : d'abord
celui de la grande entreprise actuelle, dont l’organisation hiérarchique
provoque un coût exorbitant du "travailler ensemble" et des gâchis de
compétences humaines. Ensuite celui du crowdsourcing des
plate-formes de données, qui ignore la valeur économique de ces compétences.
L'entreprise
hyper-coopérative offre une grande diversité de modes de collaboration :
les décisions sont plus ou moins collégiales, les pouvoirs et responsabilités
sont plus ou moins centralisés, les projets sont plus ou moins cadrés, les
rémunérations sont plus ou moins dépendantes d'un succès collectif ou
individuel, plus ou moins sécurisées ou incitatives.
L'entreprise hyper-coopérative est faisable, souhaitable et dans l'air du temps
Ce modèle est
techniquement faisable : ses briques-clés sont toutes opérationnelles.
Il est socialement
faisable : les précurseurs comme MTurk, qui propose par exemple de supprimer
les photos floues pour 1 cent par photo, existent depuis 2005. De manière plus
récente, Forbes propose de publier un article contre une rémunération
algorithmique dépendant de l'audience de l'article et de la fidélité des
lecteurs à l'auteur. Quirky partage 10 % du prix entre plusieurs milliers de
contributeurs à un produit, depuis celui qui a eu l'idée originale jusqu'à
celui qui a voté pour le meilleur design, en application d'un algorithme fondé
sur l'utilité des contributions au résultat final.
Ce modèle est
souhaitable : il renforce l'esprit d'initiative, l'autonomie, la flexibilité du
travail et la co-propriété industrielle. Il dénoue les tensions autour du temps
de travail, du chômage, de l'employabilité, du marché du travail, du
cloisonnement des activités, de la formation, de la hiérarchie, des baronnies
et de la dérive bureaucratique. Il fédère l'énergie du crowdsourcing autour
de la création de richesses partagées et d'emplois rémunérés.
Il est dans l'air du
temps : depuis les nombreuses révélations de la valeur économique des contributions
bénévoles, en particulier lors du rachat du Huffington Post par AOL en
2011, les contributeurs sont devenus exigeants. La rétribution est
devenue une revendication forte, dans les milieux hacktivistes et au-delà, qui
engendre de multiples propositions comme le micro-paiement
universel, la taxation des plate-formes qui tirent profit du travail
gratuit ou la licence entre pairs.
Les startup foisonnent pour explorer le nouveau monde de l’entreprise hyper-coopérative
L’avènement de ce
modèle dépend donc de la seule innovation managériale. Les plate-formes nous
ont déjà appris que le contributeur doit comprendre facilement le projet
(vision, objectif, cadre,...), ce qu'on attend de lui (outils, processus,
règles,...) et la contrepartie (réputation, influence, intégration sociale,
sentiment de faire œuvre utile, plaisir de participer à un grand projet,...).
Le succès d'une plate-forme dépend de son "élégance", pour reprendre
l'expression de Mark Zuckerberg, c'est-à-dire de la pertinence du mix projet/contribution/contrepartie/design. Ces règles restent valables pour l'entreprise
hyper-coopérative, avec l'ingrédient supplémentaire de la contrepartie
monétaire, qui doit être jugée équitable.
Or si la mesure de
celle-ci est évidente lorsque la contribution est le résultat d'une simple
commande sur spécifications (MTurk), elle devient en revanche plus délicate
lorsque le mode de coopération devient plus interactif. Elle soulève en effet
de nombreuses questions :
- où placer le curseur entre interne et
externe ?
- Entre expertise et opinion collective ?
- Entre transparence et
secret ?
- Entre création et perfectionnement ?
- Entre concours et
partage de risque ?
- Entre propriété intellectuelle et transfert de droits ?
Ces questions stimulent
l’imagination des explorateurs et startups, qui foisonnent pour proposer des
mix innovants, avec des contributeurs toujours plus professionnels et selon des
modes toujours plus coopératifs : Forbes.com,
Quirky, Sensorica, Innocentive, Edison Nation, Local Motors, Nov'in, MyKompany,
la Fabrique à Innovations... Leurs résultats sont déjà substantiels :
Local Motors regroupe 35.000 contributeurs et a levé 15 millions de dollars.
Quirky fédère 900.000 contributeurs et génère un chiffre d'affaires de 100
millions de dollars, 5 fois plus qu'il y a deux ans.
Ainsi, grâce à
l'accumulation de ces innovations managériales, et malgré l'immensité du
territoire qu'il reste à défricher, le modèle de l'entreprise hyper-coopérative
se dessine rapidement, ainsi que ses formidables implications sociales et
économiques.
Bien qu'encore
prospectif, ce modèle permet ainsi de fixer le regard sur un horizon probable
pour orienter l'action des décideurs et les préparer - j'espère utilement - à
l'ère post-Google (2).
Bibliographie
- (1) V. Lorphelin avec F. Jacq. La coopération enrichie réinvente l'entreprise. Les Echos, 25 Juillet 2014 lien
- (2) V. Lorphelin. L'ère post-Google a commencé. Les Echos, 29 août 2013 lien
- Lewis D'Vorkin. Inside Forbes : amid the finger pointing, journalists need to explore new payment models. Forbes, 18 mars 2013 lien
- Mathew Ingram. Social Journalism and open platforms are the new normal - now we have to make them work. 1er avril 2014 lien
- P.Beraud et F. Cormerais. Economie de la contribution et innovation sociétale. Innovations n°34, Deboeck 2011 lien
- P. Collin et N. Colin. Mission d'expertise sur la fiscalité de l'économie numérique. Ministère de l'Economie et des FInances, Janvier 2013. lien
- FING. Repenser la place des individus au travail dans une société numérique. Juin 2014 lien
- FING. Question Numériques 2013/2014, p.29 lien
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- Ruth Simon. One week, 3,000 product ideas. WSJ, 3 Juillet 2014 lien
- Jeff Jarvis. La méthode Google. Pocket 2009
- Jaron Lanier. Who owns the future ? Simon & Schuster, 2013
- Ross Dawson. Crowd business models. lien
- Amandine Brugière. La métamorphose du travail. InternetActu, 27 juin 2014 lien
- Amandine Brugière. Ce que le numérique fait au travail...et réciproquement. InternetActu, 8 mars 2013 lien
- Direction des Affaires Financières et des Entreprises, Comité de la Concurrence. Table ronde sur les marchés bifaces, Juin 2009. lien
- R. Parent et V. Chanal. Quels business models pour les plateformes Web 2.0. : les apports de la théorie des marchés bi-faces. lien