De Silk Road à Binance, réalité et fantasme de la relation entre cryptos et blanchiment

De Silk Road à Binance, réalité et fantasme de la relation entre cryptos et blanchiment Binance, plus grande plateforme d'échange crypto au monde, serait dans le collimateur de la justice américaine pour blanchiment d'argent.

La brève de l'agence de presse Reuters a eu l'effet d'une bombe. Binance, que l'on pensait intouchable depuis la chute de son concurrent FTX, pourrait se voir inquiéter par la justice américaine. Plus précisément, le Department of Justice américain viserait la plateforme d'échange pour blanchiment d'argent et violation des sanctions américaines, notamment celles visant le commerce avec l'Iran.

Point important : Changpeng Zhao, PDG de Binance, pourrait également être personnellement cité et accusé des mêmes faits. Si la plateforme a tenté de se défendre sur Twitter, le mal est fait. Et c'est une histoire de plus dans la relation complexe, ambiguë, mais aussi fantasmée, entre la crypto et le blanchiment d'argent. Si, au départ, Bitcoin (BTC) et les cryptomonnaies ont été vues comme un eldorado pour criminels, ces derniers ont vite déchanté. Et les accusations de blanchiment d'argent sont souvent sans rapport avec la technologie crypto, mais tout simplement avec des mécanismes classiques connus depuis des décennies.

Un faux eldorado pour criminels

En février 2011, un site Internet pour acheter des produits illégaux (armes, drogue…) est lancé sur le dark web. Dénommée Silk Road, son fondateur est un Américain, Ross Ulbricht. Si ce site n'est pas d'une grande originalité, son moyen de paiement l'est bien plus. En effet, Silk Road n'accepte que le Bitcoin.

À cette époque, le BTC n'est connu que de quelques geeks passionnés… et des criminels. En 2011, la technologie sous-jacente à Bitcoin est alors inconnue et d'aucuns pensent que les transactions sont anonymes. Dans les faits, difficile de leur donner tort. Si la blockchain Bitcoin est pseudonyme et transparente, défaire le pseudonymat propre à cette technologie est quasiment impossible.

Conséquence directe, Silk Road a fait des émules. Des hackers ou criminels plus "classiques" commencent à utiliser cette cryptomonnaie vue comme du cash numérique et donc non traçable. C'était sans compter sur les progrès très rapides dans l'analyse des données de la blockchain.

Ulbricht et ses amis avaient tort sur un point essentiel : Bitcoin, et la grande majorité des autres cryptomonnaies, ne sont pas anonymes, mais pseudonymes. Et c'est après l'arrestation d'Ulbricht, en octobre 2013, que tout s'est joué.

En effet, Bitcoin n'y est pour rien dans son arrestation. La FBI a fait savoir à l'époque que le fondateur de Silk Road avait commis une erreur : celle de mettre son adresse Gmail en accès libre et cette dernière a fuité sur le forum Bitcoin Talk. Cependant, l'analyse des transactions a permis de remonter bien plus loin. Car en 2014, l'entreprise américaine Chainalysis est créée. Cette dernière est spécialisée dans l'analyse des données des blockchains publiques et collabore notamment avec les autorités américaines. L'un de ses faits d'armes est effectivement d'avoir pu remonter jusqu'aux auteurs des transactions ayant servi à financer une activité illégale ou illicite.

Ainsi, grâce à Chainalysis, plus d'un milliard de dollars en BTC liés à Silk Road ont été recouvrés par la justice américaine. L'entreprise a également permis de remonter jusqu'aux auteurs d'autres activités criminelles parce qu'ils avaient utilisé des cryptos, incluant le groupe de hackers nord-coréens Lazarus. En d'autres termes, aujourd'hui, le blanchiment d'argent dans les cryptomonnaies est contre-productif puisque, un jour ou l'autre, les véritables auteurs sont retrouvés en raison de la traçabilité intrinsèque aux blockchains publiques.

Le cas Binance

L'affaire qui pourrait toucher Binance est révélatrice de la confusion généralisée entre des affaires de blanchiment d'argent et la cryptomonnaie. Selon Reuters, Binance pourrait être accusée d'avoir enfreint les sanctions américaines, pour un montant global de plus de 10 milliards de dollars rien que sur l'année 2022. En d'autres termes, Binance n'aurait pas appliqué un dispositif efficace de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Au final, des personnes souhaitant se soustraire des autorités américaines seraient passées par la plateforme d'échange. Kraken a récemment fait l'objet d'une amende aux Etats-Unis pour les mêmes raisons, en laissant des résidents iraniens acheter des cryptomonnaies sur la plateforme.

Si les faits reprochés à Binance (des activités de blanchiment classiques pratiquées depuis longtemps par des banques peu scrupuleuses) sont prouvés, il sera possible de remonter jusqu'aux auteurs des faits grâce à l'analyse des données de la blockchain. En l'occurrence, il ne s'agit pas du piratage d'une plateforme, d'un protocole de finance décentralisée ou d'une arnaque. Les faits sont sans rapport avec la technologie. En outre, les contrevenants n'ont pas attendu les cryptomonnaies pour financer leurs activités illicites. 

Le blanchiment indissociable de la finance traditionnelle

Lorsqu'une affaire comme FTX touche l'écosystème des cryptomonnaies, c'est le secteur dans son ensemble qui est visé. En d'autres termes, si une plateforme est touchée, la technologie l'est aussi indirectement. Or, ce parallèle n'est jamais fait dans la finance traditionnelle.

Ainsi, quand le système de Ponzi mis en place Bernard Madoff a été découvert, jamais les instruments que Madoff prétendait utiliser ou le dollar en tant que système monétaire n'ont été remis en cause. Il s'agit tout simplement d'une fraude. De même, quand l'argent liquide utilisé par des narco trafiquants est réinvesti dans l'immobilier, le système des billets de banque anonymes n'est pas directement visé.

Dès qu'une affaire touche le secteur des cryptomonnaies, certains s'empressent d'estimer que la cryptomonnaie est "sale" ou "morte", alors qu'il conviendrait de séparer la fraude de la technologie. Outre le fait que le blanchiment d'argent n'est pas toujours intrinsèquement lié aux cryptomonnaies, il ne faut pas oublier qu'il ne peut se faire sans l'aide, directe ou indirecte, d'acteurs de la finance traditionnelle.

Le blanchiment de capitaux implique de rendre légales des sommes perçues illégalement. Or, pour réaliser ce stratagème, ce sont des éléments de la finance traditionnelle qui entrent en jeu. En effet, on ne peut pas blanchir des cryptomonnaies avec d'autres cryptomonnaies. Ainsi, des banques ou cabinets d'avocat peu regardants, souvent installés dans des paradis fiscaux, vont aider les crypto criminels à sortir leurs cryptomonnaies sales de l'écosystème.

Parfois, ce sont des sociétés spécialement créées pour cela, comme Suex, un courtier russe, qui échangeait des cryptos obtenues frauduleusement contre… des sacs remplis de billets ! Comme quoi, on en revient toujours à ces bons vieux billets de banque.