Le covoiturage scelle son alliance avec l'argent public

Le covoiturage scelle son alliance avec l'argent public En acceptant de verser des commissions aux plateformes de covoiturage courte-distance, Île-de-France Mobilités permet au secteur de trouver un début de modèle économique sur son plus gros marché.

Le covoiturage est-il un marché ou un service public ? Lorsqu'Ile-de-France Mobilités (IDFM) décide de subventionner pendant trois mois les covoiturages courte-distance en 2017 afin de "faire décoller le secteur", l'autorité de transport francilienne est catégorique : il s'agit d'une expérimentation ponctuelle, les plateformes doivent trouver leur propre modèle économique et n'ont pas vocation à être financées par de l'argent public. Mais l'autorité de transport francilienne s'est depuis fait une raison : le secteur ne tiendra pas sans soutien public. Prolongées plusieurs fois, les subventions temporaires sont devenues pérennes. Elles seront bientôt assorties de commissions payées aux plateformes pour chaque trajet généré, dans le cadre de nouvelles conventions qui seront signées avec les opérateurs d'ici fin mars.

Sacré chemin parcouru pour une petite expérimentation de trois mois devenue le fondement du modèle économique du secteur. "La mise en place des commissions était une demande assez forte des opérateurs, on voyait bien qu'ils avaient besoin de ça pour pérenniser ce modèle, sans quoi ils auraient eu du mal à continuer", reconnaît Laurent Probst, directeur général d'Ile-de-France Mobilités. La région aurait pu, comme l'ont fait d'autres collectivités, organiser un appel d'offres pour ne choisir qu'un opérateur. "Mais si nous avions fait cela, les autres plateformes auraient peut-être disparu et nous aurions perdu ce dynamisme apporté aujourd'hui par la concurrence entre trois gros opérateurs, BlaBlaLines, Karos et Klaxit", estime Laurent Probst.

15% de commission en moyenne

A présent, les opérateurs seront donc rémunérés pour chaque trajet qu'ils apportent. Dans le détail, ils toucheront des commissions dégressives selon des paliers de trajets (à franchir entre la signature des conventions et juin 2022) : 50 centimes par passager en dessous de 100 000 trajets, 40 centimes entre 100 000 et 500 000 trajets, 25 centimes entre 500 000 et un million de trajets, puis 15 centimes au-delà du million. En pratique, cela devrait déboucher sur une commission moyenne de 15% du montant du trajet. "Je trouve ce modèle intéressant car il aligne les intérêts de tout le monde et nous pousse à faire le maximum pour créer du volume", estime Adrien Tahon, directeur général de BlaBlaLines. "C'était une demande de longue date et nous sommes rassurés d'avoir enfin trouvé un modèle économique", abonde Olivier Binet, PDG de Karos.

Les commissions versées aux plateformes de covoiturage courte-distance
Palier de trajets (jusqu'en juin 2022)
Commission par passager
<100 000 50 centimes
100 000 - 500 000 40 centimes
500 000 - 1 million 25 centimes
> 1 million 15 centimes

Pour autant, ces commissions suffiront-elles à permettre aux opérateurs d'atteindre la rentabilité ? Sur un budget de six millions d'euros, 800 000 euros devraient servir à rémunérer les opérateurs en commissions, tandis que le reste ira au défraiement des conducteurs, selon les projections d'Ile-de-France Mobilités. Selon Julien Honnart, président de Klaxit, ces montants sont loin de couvrir les coûts variables des opérateurs pour la création de chaque trajet : coût des serveurs, envois de SMS, service client, cartographie... "Dans le modèle précédent, plus nous faisions de trajets, plus nous perdions beaucoup d'argent. A présent, plus nous faisons de trajets, plus nous perdons un peu d'argent, c'est déjà mieux", ironise-t-il. "Nous estimons que la situation actuelle est soutenable financièrement donc nous participons, mais il ne s'agit pas encore du modèle économique final car il ne permet pas aux opérateurs d'être rentables".

Pas encore rentable

Ce nouveau fonctionnement pourrait toutefois avoir des répercutions bénéfiques dans le reste de la France. Car il existait un flou juridique dans le code marché des publics quant à la possibilité de rémunérer de manière pérenne des entreprises privées sans organiser d'appel d'offres. IDFM a mobilisé le ministère des Finances sur la question. Les services de Bercy lui ont assuré que la pratique était légale, tant que toutes les entreprises proposant du covoiturage sur le territoire peuvent bénéficier de ces rémunérations, et pas seulement quelques-unes en érigeant des critères de sélection. "Cela va permettre de rassurer les autres collectivités qui souhaiteraient adopter ce modèle ouvert avec plusieurs opérateurs, qui est selon nous le meilleur", s'enthousiasme Adrien Tahon. Dans le reste de la France, les collectivités qui rémunèrent les opérateurs via des commissions ont organisé des appels d'offres octroyant le marché à une seule plateforme.

Si l'on ajoute à cela les performances encourageantes du covoiturage, l'atteinte de l'équilibre économique pourrait finir par se produire. "En février-mars 2020, nous étions à environ 200 000 trajets mensuels en Ile-de-France, contre 30 à 40 000 début 2019", rappelle Laurent Probst. Le coronavirus a réduit à néant cette accélération, mais la région comme les opérateurs y voient une dynamique qui devrait reprendre un jour ou l'autre et permettre aux opérateurs de se rapprocher de la rentabilité. Car en tant que plateformes, plus elles ont de clients, meilleures sont leurs marges. "Nous avons des coûts fixes importants, mais qui ne croissent pas de manière linéaire avec l'activité", explique Adrien Tahon. "Passé un certain stade, avoir deux millions d'utilisateurs plutôt qu'un million fait doubler notre chiffre d'affaires mais pas nos coûts." Cela pourrait encore prendre du temps, mais au moins, le covoiturage est devenu un véritable business sur le plus gros marché français. Un business à pertes, certes. Mais quoi de plus normal dans le secteur des mobilités, où la rentabilité se fait encore rare ?