Une moralisation peut-elle se faire par décret ?

La question de la moralisation de la culture d’une profession ou d’une organisation par le biais de règlements formels ou de lois est récurrente. Peut-on obtenir une morale ou une éthique par simple décret ?

Beaucoup d’entreprises produisent des chartes et des codes (éthiques, déontologiques, professionnels, etc.), oubliant parfois de faire face aux problématiques de diffusion, d’application et de contrôle de ceux-ci. Si la démarche a un intérêt certain en terme de communication et de réassurance des parties prenantes (actionnaires, médias, politiques, groupes de pression), son efficacité réelle elle loin d’être évidente. Et finalement, la démarche elle-même n’est-elle pas problématique ? Peut-on obtenir une morale ou une éthique par simple décret ?
Vouloir instaurer une culture de l’éthique ou du comportement moral semble être une démarche noble. En effet, cela permet de s’assurer qu’au sein d’une communauté, certains principes et certaines valeurs sont mis en avant, reconnus et pratiqués. L’éthique des affaires s’exprime ainsi souvent au travers de codes de conduite qui prescrivent des comportements et en condamnent d’autres. Si cette démarche est réductrice – ambivalente dans son rapport à la diversité des comportements et ambiguë sur la place laissée à l’interprétation – elle pourrait aussi apparaître comme nécessaire dans une période où les milieux des entreprises, des marchés financiers et de la politique suscitent de plus en plus de méfiance, voire de défiance.

Un problème se pose cependant, et Hugh Willmott le relève dans un chapitre de Business Ethics and Continental Philosophy (Painter-Morland & Ten Bos, 2011, Cambridge University Press). Dans cette volonté de formalisation, on tend à oublier l’importance de l’interprétation individuelle et subjective de ces éléments de communication. L’établissement d’un code ne génère pas nécessairement d’adhésion ou de conformité. Et l’adosser à des sanctions (positives comme négatives) n’en ferait qu’une loi règlementaire, et non une valeur culturelle. Plus encore, la formalisation sous-tendant ces codes et décrets pourrait même fragiliser notre capacité à être éthiques. Si la conformité s’établit en lieu et place de l’arbitrage et de la délibération, alors la morale (distinction dichotomique entre le bien et le mal) prend la place de l’éthique (capacité à envisager les conséquences de ses actes et à en assumer la responsabilité).

Pour Michel Foucault, le sujet éthique ne peut se constituer que face à sa liberté (L’Herméneutique du sujet, 2001, Seuil). Sa responsabilité ne peut être engagée dans le contexte de clôtures et de saturation d’ordres normatifs que posent les règlements, les lois et les décrets. L’exigence d’obéissance et de conformité à des codes éthiques et des déclarations de valeurs entrave le développement d’une capacité à assumer la responsabilité de ses actes et de leurs conséquences. On invite ainsi plutôt les individus à obéir, à limiter leurs écarts par rapport à une règle établie. D’un point de vue foucaldien, le renforcement purement formel d’une culture éthique, ou la moralisation d’une institution par des lois, risque paradoxalement d’augmenter le déficit éthique et le sens des responsabilités.

Pour autant, cela ne veut pas dire que les codes formels sont inutiles ou fondamentalement contre-productifs. Mais ils posent la question de leurs réceptions, de leurs interprétations et de leurs diffusions. La moralisation ne passe pas uniquement par la formalisation d’un code ; une culture ne se décrète pas. On se rappellera d’ailleurs que, largement avant le scandale, Enron établissait de multiples déclarations de principe et autres règlements – dont un code d’éthique de 64 pages - dans lesquels elle présentait ses principes de transparence, d’honnêteté et de respect du client. Le décret ne garantit pas l’éthique.