La France ne peut plus se payer le luxe de sous-utiliser ses entrepreneures femmes

Donnons aux femmes cheffes d'entreprise la marchepied, pas des strapontins : nous y gagnerons du PIB, des emplois et une économie plus robuste.

« La femme a le droit de monter à la tribune », écrivait Olympe de Gouges en 1791. Aujourd’hui, la tribune n’est plus l’estrade des clubs révolutionnaires : ce sont l’appel d’offres public, la levée de fonds, le carnet d’export, le programme IA qui change un métier. C’est là qu’il faut entendre — et amplifier — la voix des entrepreneures françaises, non comme une cause périphérique, mais comme un levier macro-économique décisif. 

Notre pays entre dans une zone de turbulences : dette au-dessus de 112 % du PIB au 1ᵉʳ trimestre 2025, commerce extérieur qui se redégrade, et un environnement international plus dur (guerre commerciale, droits compensateurs européens sur des secteurs entiers, concurrence chinoise). 

Dans un tel contexte, s’obstiner à considérer l’entrepreneuriat porté par les femmes comme un « enjeu social » est une erreur de pilotage : c’est un pari de croissance que nous devons assumer maintenant. 

A peine un quart des dirigeants en France sont des femmes

Cette intuition n’est pas un slogan. Elle repose sur des réalités micro-et macro-économiques. Côté macro : les PME françaises (non financières) portent 42 % de la valeur ajoutée et 54,4 % des emplois, avec une croissance de l’emploi PME encore positive en 2024 (+1,2 %). En clair : si l’on veut des points de PIB et de l’emploi net, c’est par les entreprises « terrain » que cela passera — et l’activation des entrepreneures en est l’un des ressorts les plus sous-exploités. 

Côté micro, la France crée — beaucoup. Plus d’1,11 million d’entreprises en 2024. Mais derrière ce dynamisme, la réalité du terrain est rude : vacance commerciale qui s’installe (plus d’une vitrine sur dix fermée fin 2024), défaillances d’entreprises revenues à des niveaux élevés, et ménages plus souvent en procédure de surendettement (+10,8 % en 2024) — autant de signaux qui exigent de densifier les tissus économiques locaux avec des entreprises qui tiennent et qui embauchent. Qui mieux que les cheffes d’entreprise pour remailler une rue commerçante, relancer un atelier, irriguer une chaîne de sous-traitance

Or notre vivier féminin existe… mais il plafonne quand il s’agit de « monter en puissance ». Les femmes représentent 40 % des créateurs, mais seulement 25 % des créateurs de sociétés (les structures qui, statistiquement, recrutent et investissent davantage que le régime micro). Et plus la taille de l’entreprise augmente, plus leur présence recule : en 2023, à peine un quart des dirigeants en France sont des femmes — bien moins dans les entreprises les plus grandes. Ce n’est pas un problème d’envie ; c’est un problème d’accès, d’outils, de trajectoires de financement et d’achats publics qui ne sont pas pensés pour leurs contraintes réelle.

La situation internationale renforce l’urgence. L’Union européenne vient d’instaurer des droits compensateurs sur des importations stratégiques (ex. véhicules électriques de Chine), la géopolitique fragilise les débouchés, et l’adoption de l’IA creuse des écarts de productivité : à l’échelle européenne, 13,5 % des entreprises de 10+ salariés utilisent l’IA, mais la France reste en retrait autour de 10 %. 

Dans un monde où la compétitivité tient à la vitesse d’adoption (outils, marchés, talents), se priver de la moitié des entrepreneurs potentiels n’est pas soutenable. 

Il n’est pas nécessaire de convoquer les grandes journées d’octobre pour comprendre l’apport des femmes à l’économie réelle : souvenons-nous simplement des dames des Halles — ces commerçantes et maraîchères qui tenaient les flux, les prix, la qualité, la confiance. Elles étaient, très concrètement, les gestionnaires d’une logistique vitale, une « infrastructure sociale » avant l’heure. De ce pragmatisme nous avons besoin : réouvrir des marchés locaux, raccourcir des chaînes d’approvisionnement, innover dans les services de proximité — autant de terrains où les entreprises dirigées par des femmes excellent déjà, si on leur enlève les poids aux chevilles. 

Regardons ce qui marche ailleurs quand on traite le sujet comme politique de croissance et non comme « sous-chapitre égalité ». Au Royaume-Uni, l’Investing in Women Code embarque banques, BA, fonds et CDFI : les signataires financent proportionnellement plus d’équipes féminines que le marché, et 38 % des prêts CDFI sont allés à des entreprises dirigées par des femmes en 2024 — preuve qu’un cadre de reporting et d’engagement collectif bouge les aiguilles. Aux États-Unis, l’objectif fédéral d’au moins 5 % des achats publics pour des WOSB (femmes-entreprises) a fait monter, en valeur, les dollars de commandes vers ces entreprises (30,9 Md$ en FY 2023) — un vrai volant de croissance là où la commande publique pèse lourd. Au Canada, la Women Entrepreneurship Strategy (près de 7 G$ d’engagements) a structuré l’accès au capital et à l’écosystème, avec des centaines de milliers de femmes touchées. Trois architectures différentes, un même principe : quand l’État et la finance outillent l’accès, l’activité suit.

Que faire, concrètement, ici et maintenant ?

D’abord, penser “contribution” et non “part”. Cesser de mesurer l’entrepreneuriat féminin au seul pourcentage de fondatrices et suivre systématiquement valeur ajoutée, emplois créés, investissement, export des entreprises dirigées par des femmes. On sait mesurer cela pour l’ensemble des PME ; faisons-le par sexe de direction, et fixons-nous des cibles macro (ex. +X Md€ de VA en trois ans). 

Ensuite, déverrouiller l’accès aux marchés : objectifs mesurables d’achats publics auprès de PME dirigées par des femmes (sur le modèle des WOSB), avec des clauses de « premier achat » pour faciliter la première référence. Ce n’est pas du favoritisme : c’est du dé-biaisage de marché pour capter un gisement de croissance sous-exploité. 

Financer la montée en gamme, pas seulement la création : effets de palier (du micro à la société, puis au cap des 10 salariés). À chaque palier : tickets ciblés, garanties publiques, accompagnement cash-flow, et produits dédiés (leasing, affacturage export, crédit innovation) — exactement ce que l’Investing in Women Code outille outre-Manche. 

Accélérer l’IA des “petites” : subventions à l’intégration d’outils, chèques-conseil et hubs régionaux, pour combler le retard français d’adoption et transformer des gains de productivité en hausses de salaires et d’embauches. 

La bonne nouvelle ? Les signaux d’appétence sont là : les femmes expriment un désir d’entreprendre au moins aussi fort que les hommes, mais butent sur les « marches » de la montée en puissance (changement de statut, premier salarié, premier marché public, premier export). Notre responsabilité collective est de raboter ces marches pendant que la conjoncture se durcit. C’est ainsi qu’on transformera un potentiel latent en points de croissance, emplois qualifiés et résilience territoriale. 

Revenons à Olympe une seconde — sans anachronisme. Son intuition n’était pas la « parité pour la parité », mais la légitimité des femmes à prendre part à la chose publique et économique. Elle écrivait : « La femme a le droit de monter à la tribune ». En 2025, cette tribune, c’est un guichet de marché, une data-room, un comité d’achat. 

Donnons-leur le marchepied, pas des strapontins : nous y gagnerons du PIB, des emplois et une économie plus robuste.