Quand le travail passe à l'heure numérique

La révolution numérique génère de nombreux emplois. Mais elle nous invite également à nous interroger sur le travail. Comment est il impacté? Comment réagissent les entreprises?

    

La rencontre du numérique et de l’entreprise n’est pas nouvelle et la troisième révolution industrielle voit émerger la problématique du travail. Ce travail, issu de nos représentations mentales, fruit de l’imagination en mouvement, qui naît de notre perception du possible avant de se confronter à la matérialité et avant de se confronter aux autres, à la coopération, au réel.  Est il impacté par le numérique?


Interroger le travail

 

Une occasion de le repenser. C’est cette réflexion qu’a engagée l’Organisation internationale du travail (OIT), et dont elle rendra compte pour son centenaire en 2019. L’occasion de constater ou pas si le travail sera déshumanisé, elle qui, "œuvra à l’instauration d’un régime de travail réellement humain". Car l’impact de cette économie numérique ne concerne pas simplement les usages de ces nouvelles technologies mais également les méthodes de production et l’organisation du travail (…). Plus largement les dimensions du travail. Une opportunité de reposer le débat, de se réapproprier l’objet travail, de le réinterroger".


Une transformation certes déjà opérée avec le passage du monde mécanisé des temps modernes que décrit Chaplin au monde cybernétique d’après la seconde guerre mondiale. Le passage du management taylorien qui définit la subordination comme une "obéissance mécanique" à celui de Peter Drucker, qui préfère  la direction par objectifs. Le passage du salarié réduit à l’idée de rouage, à celui de salarié, redevenu un être intelligent et réactif a qui on fixe des objectifs.


"A l’obéissance, succède la programmation", comme le souligne A.Supiot.  Depuis une vingtaine d’années, les organisations matricielles  ont entraîné  la prise en compte de la dimension transversale avec pour corollaire la  complexité de la coordination des salariés à mettre en place. La nécessité de travailler "en même temps" avec d’autres collaborateurs provenant de différents services, voire de pays différents. Le travail en mode projet contourne la lourdeur organisationnelle de par son caractère prioritaire et temporaire. Des projets pour répondre aux défis de l’entreprise. Car à l’ère du numérique, les business models se doivent d’être agiles s’ils veulent faire face à la rapide obsolescence des technologies et services. La coopétition permettant des alliances de circonstances.


Une révolution qui peut promettre pour l’entreprise une accélération de sa croissance avec en son centre la donnée, a condition de faire sa révolution culturelle et organisationnelle. A la condition de mettre en place une organisation cassant les silos, transversale. A condition d’avoir une approche innovante à l’encontre du modèle hiérarchique.


Des mutations du monde du travail ont fait émerger trois principales caractéristiques du travail : aux taches répétitives a succédé le facteur humain capable de répondre aux situations instables et faire face aux incertitudes, ceci dans le but de pouvoir gérer les événements et aléas;  la prééminence du travail collectif , d’interactions mais aussi la faculté d’être autonome, et enfin la capacité a produire des services, voici le socle des compétences clés.


Un rapport au travail modifié


Le travail numérique modifie notre rapport au travail : que ce soit le télétravail ou, via une plateforme numérique, entrer en contact avec des tiers pour réaliser une prestation de travail moyennant une rémunération, la plateforme percevant une commission sur chaque mission réalisée.  

Tout ceci favorise l’autonomie, le nomadisme, la flexibilité mais la subordination et son lien restent présents. La jurisprudence de 1996 qui qualifiait le lien de subordination en 1996 reste applicable : "l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné".  


A l’ère du reporting, les résultats attendus sont scrutés à partir des mêmes outils numériques qui rendent plus autonomes le salarié. Pour autant, faut il revoir ce lien de subordination ? Une question légitime si l’on observe la relation triangulaire qui se forme entre le salarié, la plateforme, et le client.  Rappelons le cas de chauffeurs d’Uber qui, par exemple, sont sanctionnés s’ils sont mal notés par les clients en se voyant privés d’accès au serveur qui leur permet de travailler. Le rapport Mettling, qui a servi de piste de réflexion pour la Loi Travail identifie l’enjeu en revenant sur ces nouvelles formes d’activité hors salariat qui conduisent à réfléchir à un élargissement de la notion d’activité salariée en s’appuyant sur une appréciation plus économique que juridique. 


Au sujet du lien de subordination, ce rapport indique, à propos du travail à distance, mais cette analyse peut être généralisée dans le monde du travail d'aujourd'hui, en particulier dans le domaine des services, que « le contrôle de l'exécution peut constituer une zone de tension et rapidement se réduire à un contrôle des livrables. Le risque est alors progressivement de transformer l'obligation de moyens en une obligation de résultat ». Il propose de tenir plus particulièrement compte du degré d’autonomie du travail, de l’exclusivité ou non de service ou encore de la liberté de fixation de la rémunération. L’Urssaf, en amorçant un contentieux avec Uber, s’invite dans le débat , et semble vouloir éclaircir ces nouvelles formes de collaboration. L’enjeu de la requalification est de taille pour le donneur d’ordres.


Dans son rapport annuel  "Emploi et questions sociales dans le monde : des modalités d'emploi en pleine mutation", publié le 19 mai 2015, l'Organisation internationale du travail relève que le modèle de l'emploi "classique" – salarié en contrat permanent à temps plein – tend à perdre du terrain sur le marché du travail mondial. Ce rapport constate que de nombreux gouvernements ont réagi face à l'évolution des modalités d'emploi en adaptant les réglementations sur l'emploi et en étendant leur portée…


La dimension charge de travail


Une transformation en marche qui impacte une autre dimension du travail qu’est la charge de travail.


En abolissant les frontières spatio-temporelles, les frontières vie privée vie professionnelle, l’entreprise se doit d’envisager des modes d’organisation plus souples. Mais si l’on ni prend pas garde, l’impact individuel et organisationnel sera indéniable; une détérioration des conditions de travail se propageant avec d’autant plus de vitesse en ces temps d’immédiateté. A cet égard, le droit à la déconnexion fera son entrée dans les entreprises de plus  de cinquante salariés  à partir du 1er janvier 2017.  A compter de cette date, la négociation annuelle "égalité professionnelle et qualité de vie au travail" devra aborder les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congés ainsi que la vie personnelle et familiale (C. trav., art. L. 2242-8, 7° nouveau). À défaut d’accord, l’employeur devra élaborer, après avis du CE ou, à défaut, des DP, une charte définissant les modalités d’exercice du droit à la déconnexion et prévoyant la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques . La mesure de la charge de travail , autre conséquence  et pendant de ce droit a déconnexion devient une préoccupation des entreprises comme chez Michelin par son accord du 15mars 2016.


Un accord consacré à la maîtrise de la charge de travail des cadres autonomes en convention de forfait-jours, qui concerne plus de 5 600 salariés.  En vue de répondre "à une meilleure conciliation entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle". Comment?  En instaurant les modalités d’un dialogue régulier entre le responsable hiérarchique et les salariés concernés et crée un dispositif de vigilance sur les temps de repos et de déconnexion.


De son coté , Orange, le 21 juin 2016, par un accord qui désigne plusieurs facteurs d’intensification du travail résultant des évolutions induites par les "changements technologiques, économiques et sociaux". Un accord de méthodologie sur l’évaluation et l’adaptation de la charge de travail. Sur la base d’une évaluation de la situation des salariés, des actions pourront être mises en place "pour mettre en adéquation temps et charge de travail". Un équilibre entre prévisions d’activité et ressources mises à disposition sera recherché dans chaque conduite de projet.

Un principe (d’évaluation de la charge de travail) déjà rappelé par la cour de cassation le 26 sept 2012 : la cour réitérait l’exigence d’un suivi régulier et précis de l’activité des salariés au forfait-jours, en insistant sur la nécessité pour l’accord collectif l’ayant institué de garantir une amplitude et une charge de travail raisonnables, ainsi qu’une bonne répartition du travail dans le temps.

Sur cette base, un avenant a été signé le 30 juin 2016  par les partenaires sociaux de la branche commerces de gros, prenant en compte le caractère raisonnable de l’amplitude et de la charge de travail, dans le but d’assurer la sécurité et la santé au travail.


L’avenir du travail à l’ère du numérique passe d’abord par un réexamen des contours de la subordination, qu’il conviendrait de centrer aujourd’hui sur l’idée de contrôle; des salariés autonomes dans leur recours aux outils mais qui le sont moins quant aux résultats qu’ils doivent atteindre.


Le management du travail apparaît également comme une voie incontournable : parler de l’activité réelle, (en opposition au prescrit), discuter du travail au regard des contraintes de production et des contraintes marchandes, analyser le travail en ayant un regard réflexif, adapter les orientations stratégiques, développer des organisations apprenantes. Un véritable défi et un enjeu fort pour les entreprises  d’autant qu’elles voient également leurs frontières s’étendre avec la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Un enjeu en terme de réputation, mais aussi d’engagement des salariés. De beaux chantiers RH en perspective.