Bertrand Gié (Geste) "Google contourne le droit voisin et c'est clairement un abus de position dominante"

Le président du groupement des éditeurs en ligne explique pourquoi la plupart ont plié devant Google... et défend à nouveau le droit voisin pour la presse.

JDN. Pour se conformer à la loi sur le droit d'auteur qui entre en vigueur ce 24 octobre, Google News ne reprendra plus que les contenus et vignettes des éditeurs de presse européens qui l'autorisent à le faire gratuitement. Pourquoi est-ce que cette annonce indigne-t-elle les éditeurs ?

Bertrand Gié est président du Geste. © Le Figaro

Bertrand Gié. Parce que l'entrée en vigueur de cette loi que Google contourne est l'aboutissement de près de 10 ans d'échanges entre les plateformes et les éditeurs, dans ce qui s'est longtemps apparenté à un dialogue de sourd, pour trouver un moyen de répartir équitablement la valeur que nous apportons à ceux qui reprennent nos contenus sur le Web. Les débats autour de nouvelles fonctionnalités comme AMP de Google ou Facebook Instant Articles illustrent la tension qui règne sur ce sujet du partage de la valeur. Quelques pistes ont été testées, comme la mise en place du Fonds pour l'innovation numérique de Google en France ou celui d'un partenariat entre éditeurs et Facebook, dans le cadre du programme Facebook Live. Mais on va beaucoup plus loin aujourd'hui. Cette loi permet en effet d'instaurer un cadre qui fixe les conditions d'une rémunération durable pour les éditeurs et structurante pour le marché. Car je reste convaincu que la prospérité des médias sur le Web se construira en harmonie avec les plateformes.

Google apporte pourtant énormément d'audience à la plupart des éditeurs et par ricochet des revenus publicitaires. Ce n'est pas suffisant ?

Non car on voit aujourd'hui qu'un duo, Google et Facebook, s'accapare l'essentiel des investissements publicitaires. Google nous expliquait il y a 7 ou 8 ans que les médias ne s'en sortaient pas sur le digital car ils n'y avaient pas achevé leur mutation. On voit aujourd'hui que c'est faux car nous avons tous réalisé les investissements nécessaires… et pourtant rien n'a changé. Le marché publicitaire est une économie de la data et seul celui qui capte la data y règne en maître incontesté. C'est précisément ce que font Google et Facebook. D'autant que ces plateformes, qui ont des inventaires quasi infinis, n'hésitent pas à procéder en parallèle à une véritable stratégie d'assèchement, en tirant les prix vers le bas. Comment expliquer autrement que nos audiences augmentent significativement sur le Web mais que les investissements publicitaires ne suivent pas cette tendance ? Le marché de la publicité display hors réseaux sociaux est en décroissance depuis 2015 selon le Syndicat des régies Internet !

"Ce modèle de la rémunération des contenus diffusés par les plateformes via le trafic qu'elles nous apportent ne fonctionne pas"

Ce modèle de la rémunération des contenus via le trafic apporté ne fonctionne clairement pas. J'en veux pour preuve le sort de la majorité des pure-players qui se sont lancés ces dernières années avec un business model adossé à la publicité et au bon référencement au sein de Google ou Facebook. La plupart ont échoué… Regardez les difficultés de Buzzfeed aujourd'hui.

Si le modèle gratuit ne fonctionne pas sur le Web, pourquoi ne pas en faire le deuil en basculant vers du 100% payant ?

C'est illusoire car on a toujours besoin de s'appuyer sur une audience gratuite pour faire découvrir nos contenus payants. Prenons l'exemple du Figaro qui a 130 000 abonnés payants pour près de 22 millions de visiteurs uniques. Nous avons besoin de la visibilité que nous offre cette audience pour séduire de nouveaux abonnés potentiels. Et puis, il faut garder en tête que le nombre de Français susceptibles de payer pour du contenu est limité. Une démocratie comme la nôtre peut-elle se satisfaire que seul un petit pourcentage de la population ait les moyens d'accéder à une information de qualité ?

Demandez-vous ce qui se passera si on fait disparaître des moteurs de recherche le millier d'éditeurs européens dont Google ne veut reprendre les contenus que gratuitement. On ne verra plus que des sites extrémistes et des terreaux à fake news sur des sujets sensibles. C'est d'autant plus problématique que les deux-tiers des jeunes accèdent à l'information via ces plateformes qui ne produisent pas d'informations.

L'essentiel des médias, dont Le Figaro, ont pourtant installé les balises qui indiquent à Google qu'ils acceptent le deal proposé. Pourquoi ?

La majorité des éditeurs ont effectivement plié et ça témoigne bien du pouvoir de Google qui nous a imposé son choix, sans discussions préalables aucune. C'était dans tous les cas un renoncement. Soit nous renoncions à ce droit voisin, soit nous nous privions d'une part importante de notre trafic. Et c'est, au vu de l'importance de Google, clairement un abus de position dominante.

Google cristallise toute l'attention mais il n'est pas le seul concerné…

"Nous allons faire valoir nos droits auprès de Twitter, Reddit, Flipboard et les autres"

Les autres, Twitter, Reddit ou encore Flipboard, qui génèrent eux aussi de la valeur via les contenus des grands médias, sont pour l'instant aux abonnés absents. Nous n'avons pas eu de nouvelles mais allons entrer en contact avec eux à partir du 24 octobre pour faire valoir nos droits.

Pourriez-vous accepter, de leur part, un deal identique à celui proposé par Google ?

Ils ne l'ont pas fait… Mais ce serait effectivement une situation différente au vu de leur poids dans notre trafic. Le deal proposé par Google est inacceptable car il pèse plus de 95% du search et qu'il ne nous laisse aucun choix. Concernant Flipboard, dont la part est bien moins importante, par exemple, le rapport de force n'aurait rien à voir.

Qu'en est-il de Facebook ?

Facebook est moins radical que Google. On voit bien que la plateforme cherche des solutions. Ce n'est pas toujours parfait mais elle cherche à travailler avec les producteurs de contenus en nouant des partenariats avec eux, qu'il s'agisse de Facebook Live par le passé et Facebook Watch aujourd'hui…

Ce n'est pas vraiment comparable. Facebook achète ici des contenus diffusés en exclusivité au sein de sa plateforme et les monétisent via de la publicité. Google joue lui le rôle de kiosquier 2.0 et ne gagne pas d'argent avec Google News….

Attention, Google News n'est que la partie émergée de l'iceberg. Les contenus qui y sont diffusés permettent à Google de nourrir les algorithmes de son moteur de recherche pour qu'ils soient plus pertinents. Ça a donc une vraie valeur. Google emmagasine de la data grâce à nous, en étant à même de qualifier des comportements de navigation des internautes qui consultent nos contenus.

La France est le premier pays à avoir mis en application cette directive européenne sur le droit d'auteur. Vous êtes-vous rapprochés de vos homologues allemands et autres ?

"Il y a un vrai mouvement mondial autour de ce problème du partage de la valeur"

Les éditeurs, quel que soit leur univers - audiovisuel, presse papier, digital -sont extrêmement unis sur le sujet. En France mais pas que. J'étais à Rome la semaine dernière dans le cadre d'un meeting avec des confrères européens. Nous étions une vingtaine d'éditeurs issus de 7 ou 8 pays et c'était bien évidemment le sujet le plus discuté. Il y a un vrai mouvement mondial autour de ce problème du partage de la valeur. Le débat autour du démantèlement de certaines plateformes aux Etats-Unis le montre bien.

Quelle suite voulez-vous donner à ce combat ?

Nous allons continuer le combat sur deux terrains. D'abord, le terrain politique. Le Geste a été récemment reçu par la direction générale des médias et des industries culturelles mais aussi les ministères concernés. Nous avons bien été écoutés. Vous noterez, et c'est plutôt rare, qu'Emmanuel Macron a fait une déclaration fracassante sur le sujet, apportant son soutien aux éditeurs. Mais nous allons également porter le combat sur le terrain juridique, en demandant simplement à ce que la loi soit respectée. Google se doit de jouer le jeu, d'autant que les sommes dont on parle sont dérisoires à l'échelle d'un tel géant du numérique.

Bertrand Gié est directeur délégué du pôle news du Figaro. Il était avant cela le directeur des activités numérique du journal. Bertrand Gié est également président du Geste et préside la commission numérique de l'ACPM. Il est, par ailleurs, membre du board et trésorier de l'O.P.A. Europe (Online Publishers Association).