Moins de print, pas assez de digital : la PQR n'a toujours pas résolu son équation

Moins de print, pas assez de digital : la PQR n'a toujours pas résolu son équation Avec un modèle économique encore centré sur le papier, la presse quotidienne régionale peine toujours à réaliser sa mue numérique. Mais comment faire ? Eléments de réponse avec Ouest France et La Voix du Nord.

Après une montée en puissance assez spectaculaire des ses audiences pendant la crise sanitaire, la presse quotidienne régionale semble toujours avoir du mal à décoller sur le numérique pour compenser les pertes structurelles du secteur sur le print. Les audiences en ligne stagnent, les ventes en papier s'érodent. Quant aux abonnements numériques, même s'ils se développent, ils ne suffisent pas à compenser la perte de revenus générée par la baisse du print. Pour la majorité de ces titres, l'imprimé représente encore les trois quarts des revenus voire plus, à l'instar de Ouest France et de La Voix du Nord. Comment alors se projeter dans l'avenir et tirer son épingle du jeu ?

"Le principal élément du chiffre d'affaires de Ouest France, c'est encore le papier, et il le restera pour longtemps. Le ratio est grosso modo de 70% pour le print et de 30% pour le numérique", explique Olivier Porte, directeur commercial et marketing, dont le titre a été un précurseur et a su tirer son épingle du jeu sur le Web. "Il faut être patient : la part du numérique évolue, mais c'est un processus long, une transformation que nous avons bien entamée et qui s'installe progressivement", ajoute-t-il. Chez La Voix du Nord, ce ratio est de 90%/10%. "Ce sont certes des volumes très importants qui de plus sont en baisse mais qui nous permettent de financer notre transformation digitale, où se trouve l'essentiel de notre développement pour les années à venir", déclare Gabriel d'Harcourt, directeur général délégué de La Voix du Nord et directeur de la publication qui a accéléré sa transformation ces cinq dernières années.

L'abonnement numérique au cœur de la transformation

Quels sont les enjeux de cette transformation et quel modèle serait le plus adapté ? À La Voix du Nord, l'abonnement est au cœur du modèle économique, bien plus que la publicité (le ratio est 80/20). La structure est quasiment la même chez Ouest France, où le ratio est de 70/30. "Le cœur de notre modèle, c'est le lecteur : il paye une contribution à travers son abonnement et est membre d'une communauté de cœur. L'abonnement est beaucoup plus résilient que la publicité dont les recettes ont baissé ces dernières années face à la concurrence de Facebook et de Google", explique Olivier Porte.

Ouest France compte aujourd'hui 185 000 abonnés purement numériques (ils étaient 159 300 en 2021 soit 15,51% de plus qu'en 2020 et 46,11% de plus qu'en 2019). Bien qu'en progression, ce chiffre paraît encore insuffisant face aux 500 000 abonnés papier (un volume en baisse) et aux 100 000 exemplaires vendus par jour en kiosque (en perte de vitesse d'environ 7% à 8% chaque année). Le tableau est semblable chez La Voix du Nord : des baisses de 6% à 7% sur les volumes de ventes en print (abonnements et ventes au numéro confondus) s'observent chaque année.

La situation semble d'autant plus compliquée que le prix du papier a fortement augmenté, obligeant Ouest France à appliquer une augmentation de ses tarifs début mai, une pratique récurrente chez La Voix du Nord qui y ajoute aussi des efforts pour baisser les coûts, notamment en papier et en énergie. "Nos lecteurs sont très attachés à leur journal et c'est bien cela qui finance notre transformation : leur fidélité", explique Gabriel d'Harcourt. Olivier Porte précise pour sa part que si le revenu global du quotidien a baissé ces dix dernières années, ce dernier reste rentable permettant à l'association (Ouest France est géré par une association 1901) de continuer d'investir, notamment dans la rédaction, avec le recrutement d'une centaine de journalistes ces trois dernières années. "Pour que les lecteurs soient plus nombreux à venir plus souvent et plus longtemps, il nous faut avant tout investir en éditorial", précise-t-il. "Notre mission, c'est informer, relier les communautés et être un acteur du territoire."

Casser les silos entre éditorial, SEO, marketing et data

On a donc compris : pour ces professionnels l'abonnement est au cœur du modèle et la qualité de l'offre éditoriale reste centrale pour transformer les lecteurs en abonnés. Mais comment les recruter et les fidéliser ? N'oublions pas que les audiences en ligne de Ouest France, qui avaient bondi en 2020 avec plus 61,46% comparé à 2019, baissent progressivement depuis 2021. Même mouvement chez La Voix du Nord : une hausse de près de 128% entre 2019 et 2020 pour une baisse progressive voire encore plus marquée depuis 2021. Même si les niveaux restent supérieurs à ceux d'avant la crise sanitaire, comment freiner cette érosion ? "Notre enjeu, c'est de retrouver cette croissance, c'est ce que nous recherchons actuellement avec certes des résultats plutôt décevants depuis 2020, mais cela nous incite à mieux travailler encore. Ma conviction est que notre potentiel est formidable et qu'il sera développé au fur et à mesure que nous intégrerons de nouveaux outils et expertises permettant une entreprise industrielle de se transformer en tech, ce qui ne se fait pas en un claquement de doigts", déclare Gabriel d'Harcourt.

Dans la roadmap de La Voix du Nord, la priorité est de rendre les productions chaque fois plus adaptées à la bonne audience et au bon moment en intégrant des logiques de SEO, de personnalisation, de recommandation et de mesure. Cela passe par la prise en compte des données, y compris par les journalistes, et par la mesure systématique de la performance des contenus. Cela implique également un changement culturel de la rédaction afin de décloisonner la production des contenus en adoptant une réflexion transversale (marketing, éditoriale, digitale et data) pour la définition des sujets. "Cela ne se fait pas au détriment de l'indépendance du journaliste : c'est, bien au contraire, ce qui lui permettra d'avoir davantage de lecteurs", estime Gabriel d'Harcourt. À ce titre, un chantier en cours depuis un an vise à renforcer le pouvoir des contenus à convertir un lecteur en abonné grâce au recours à de nouvelles formes narratives et à la multiplication d'angles pour un même sujet, qui soient adaptés aux différents canaux sociaux et aux audiences à séduire. "Le sujet est moins dans les outils et plus dans la formation de nos journalistes et équipes et dans leur organisation de travail plus agile, en mode projet, en s'entourant d'expertises data, SEO, conversion, fidélisation, engagement, community management, etc.", ajoute-t-il.

Une acquisition forte partout sur le digital et dans l'offline

Olivier Porte relativise pour sa part la situation de relative érosion des audiences digitales : "Nous n'avons jamais eu autant de lecteurs connectés chez Ouest France : cette légère baisse ne nous fait pas peur, d'autant que sur le long terme, sur les dix dernières années, la tendance est à la hausse. Après, c'est sûr, il faut pouvoir les fidéliser : nous avions 20 000 abonnements numériques il y a 10 ans ; ils sont 185 000 aujourd'hui, il y a donc bel et bien une progression."

Une progression qui se base sur une stratégie résolument multicanale – d'être présent partout sur tous les supports physiques et numériques – et généreuse éditorialement sur tous les formats (articles, vidéos et podcasts) pour acquérir et fidéliser. "Nous sommes une presse populaire, nous devons rester très ouverts et présents partout : nous ne pouvons pas seulement mettre tous nos articles en ligne sous cadenas. Il nous faut, au contraire, chercher les lecteurs par tous les moyens : de la boulangerie et points de vente physiques aux réseaux sociaux, dans leurs boîtes aux lettres avant 7h30 et via nos 70 newsletters digitales ponctuant des moments importants tout au long de la journée, pour les embarquer, permettre au plus grand nombre de s'informer, leur donner l'habitude de nous lire et les fidéliser", ajoute-t-il.

Une stratégie qui a permis à Ouest France d'embarquer 2 millions de lecteurs logués : " À nous maintenant de les inciter à rester plus longtemps et plus souvent pour un jour devenir abonnés". Et il ajoute : "Je ne dis pas que ce n'est pas compliqué, mais nous avons un avantage majeur : nous sommes les seuls à raconter les territoires et parler aux gens de ce qu'ils vivent au quotidien."

Du côté de La Voix du Nord, une autre brique semble porter des fruits : l'événementiel dans le cadre d'une stratégie de diversification des recettes incluant l'organisation de salons, de conférences, de soirées et des conventions. Ces derniers portent sur des sujets sur lesquels le quotidien s'estime légitime et qui embrassent des tendances valorisées par ses lecteurs, comme la production, les talents et les savoir-faire locaux ou les circuits courts. "Nous trouvons la bonne thématique, identifions les ressources et speakers à mettre en valeur et remplissons les salles avec nos audiences : c'est un axe très prometteur même s'il est encore marginal. Au total, sur une année, cela représente grosso modo 2 millions sur un chiffre d'affaires total de 120 millions d'euros, mais ce sont bien les petites rivières qui alimentent les fleuves", analyse-t-il.

Toute cette transformation digitale ne se fera pas au détriment du print. Bien au contraire, nos deux interlocuteurs estiment que le papier continuera de faire partie intégrante du modèle malgré sa perte de vitesse évidente. "Le papier reste et restera un support très important pour créer de la préférence de marque, donner de la confiance et former une communauté autour du titre. Nous sommes une presse populaire d'information, nous visons l'ensemble de la population", affirme Olivier Porte. "C'est un support important pour une partie de nos lecteurs mais également pour nos annonceurs", complète Gabriel d'Harcourt.

Il reste pour ces acteurs trois gros défis à relever : la dépendance du prix des matières premières, comme c'est le cas du papier dont le prix " a doublé cette dernière année" ; la conquête d'une relation plus équitable avec les plateformes de façon à améliorer la visibilité des contenus poussés sur les réseaux sociaux et à mieux cerner la logique aujourd'hui opaque des algorithmes ; la maîtrise du portage, essentiel tant que le papier restera important, et qui chez Ouest France est géré en interne. "2022 ne sera pas une année facile mais on devrait la terminer à l'équilibre. Il nous faut poursuivre nos investissements sur le digital mais aussi dans nos outils industriels et de portage pour retrouver une meilleure forme en 2023", conclut Olivier Porte.