Dépenser plus pour gagner plus, la stratégie d'Uber pour séduire Wall Street

Dépenser plus pour gagner plus, la stratégie d'Uber pour séduire Wall Street Uber entre en Bourse ce 10 mai avec un bilan massivement négatif. Mais ses dépenses lui permettent de se diversifier afin d'attirer toujours plus d'utilisateurs et bâtir une position dominante.

Lorsque Travis Kalanick et Garett Camp élaborent fin 2008 leur première présentation d'UberCab, qui deviendra plus tard Uber, ils sont loin d'imaginer le potentiel de leur projet. Leur scénario optimiste les voit devenir "leaders du marché" avec "plus d'un milliard de dollars de chiffre d'affaires" tandis que l'option "réaliste" envisage de récupérer cinq petits pourcents du marché des taxis dans les grandes villes américaines. Dix ans plus tard, Uber est devenu une multinationale présente dans des centaines de villes dans le monde et a généré 11,3 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2018. Une énorme échelle atteinte grâce à un développement à la hussarde faisant peu de cas des régulations et alimenté par une machine à lever des fonds presque sans égale : Uber a attiré plus de 25 milliards de dollars d'investissements depuis sa création.

Une machine qui s'est aussi grippée ces dernières années. Dépassé par des rivaux locaux en Russie (Yandex), en Chine (Didi) et en Asie du Sud-Est (Grab) après y avoir brûlé des milliards de dollars, Uber a dû revoir ses ambitions à la baisse en acceptant de quitter ces importants marchés, en échange d'une fusion avec les concurrents et d'une part minoritaire dans le nouveau business. Une série de scandales, allant de la révélation d'une culture d'entreprise sexiste à des pratiques anticoncurrentielles en passant par la découverte d'un logiciel interne créé pour compliquer les enquêtes des autorités, ont eu raison de l'emblématique CEO Travis Kalanick, remplacé en août 2018 par l'ancien dirigeant d'Expedia Dara Khosrowshahi.

Alors qu'Uber entre en Bourse le 10 mai, l'entreprise se trouve à un moment charnière. Elle doit prouver à ses actuels et futurs investisseurs qu'elle est encore capable de croître et que ses pertes massives (1,8 milliard de dollars en 2018) se transformeront un jour en une solide rentabilité.

Multiplier les mobilités

Côté croissance, Uber joue la diversification. Après le lancement d'une version B2B de son service en 2014, l'investissement des secteurs de la livraison de repas (Uber Eats en 2014), puis de la logistique (Uber Freight en 2017), l'entreprise se concentre désormais sur le transport. Avec comme objectif de proposer des services bien au-delà de l'activité de VTC, dont la croissance a été divisée par trois en 2018 par rapport à l'année précédente. Cette volonté s'est matérialisée en 2018 par l'intégration à l'application Uber des trottinettes de la start-up Lime, dans laquelle Uber a investi, ainsi que par le rachat d'une autre jeune pousse américaine du secteur, Jump. Elle opère des vélos et trottinettes électriques en libre-service qui ont fait leur apparition à Paris en avril.

Deux business qui confrontent Uber à un certain nombre de défis. D'abord, Lime illustre la volonté d'intégrer les services venant d'autres entreprises, qu'il faudra convaincre de partager leurs marges déjà faibles (Uber prélève une commission sur chaque course) et de perdre leur relation avec leurs clients. "Le bon côté pour ces services est notre échelle, qui leur permet de trouver de nouveaux clients et d'augmenter leurs volumes de courses", justifie au JDN Andrew Salzberg, directeur de la politique de transport d'Uber, qui pilote cette stratégie mondiale de diversification.

Désormais, Uber est responsable de sa propre flotte de vélos et trottinettes, mais aussi des coûts qui vont avec

Quant à l'acquisition de Jump, elle fait changer Uber de catégorie. Le groupe est historiquement une entreprise technologique faisant reposer les investissements dans les capitaux physiques qui sous-tendent son business sur des tiers : les voitures des chauffeurs VTC, les vélos des livreurs Uber Eats, les camions des entreprises présentes sur Uber Freight… Désormais, Uber est responsable de sa propre flotte de vélos et trottinettes, mais aussi des coûts qui vont avec. "Jump possède des compétences de gestion de flotte qui ont été l'une des principales raison du rachat", reconnaît Andrew Salzberg.

Uber a même commencé à s'intéresser aux transports en commun en février. Dans le cadre d'un projet pilote en partenariat avec l'autorité de transport de Denver et le calculateur d'itinéraire Moovit, l'appli du VTC propose à ses utilisateurs des trajets en bus ou en tramway, et devrait dans les semaines à venir leur permettre d'acheter des tickets sans quitter l'interface Uber. Des fonctionnalités similaires sont apparues dans l'appli à Londres fin avril. En parallèle, l'entreprise développe une offre en complément des transports en commun, dans des zones ou à des horaires où ces derniers sont défaillants : l'autorité de transport locale subventionne des trajets en VTC pour les rendre proches ou équivalents à ceux d'un ticket de bus. Des dizaines de villes testent cette solution en Amérique du Nord et Nice est l'une des premières collectivités à avoir franchi le pas en Europe, depuis juin, avec des courses VTC à prix fixe (six euros) dans une zone mal desservie le soir.

Les modèles économiques de ces nouvelles offres sont au mieux moins rentables, au pire inexistants

Les modèles économiques de ces nouvelles offres sont au mieux moins rentables que l'activité VTC (vélos, trottinettes), au pire inexistants (billets et compléments de transports en commun). Uber prend donc le risque d'aggraver ses pertes en proposant à ses utilisateurs de nombreuses alternatives plus abordables que son service de VTC. C'est la suite naturelle d'une stratégie continue de massification et de baisse des prix, estime Andrew Salzberg. "Au début, nous n'avions qu'Uber Black qui était très premium, puis nous sommes passés à l'offre standard d'aujourd'hui, Uber X, puis aux courses partagées avec Uber Pool. A chaque fois, on nous a dit que nous risquions de cannibaliser notre offre." L'entreprise s'oriente donc vers les transports publics, autrement plus massifs, afin de faire croître la base d'utilisateurs de son application (91 millions d'actifs par mois), peu importe la méthode de transport de leur choix.

Uber peut ainsi vendre à Wall Street une stratégie de croissance du chiffre d'affaires et du nombre d'utilisateurs au détriment des bénéfices à court terme, mais qui doit permettre de construire une position dominante qui sera monétisée par la suite. L'entreprise a averti dans son document d'entrée en Bourse ceux qui choisiront d'investir : ils doivent comprendre les raisons pour lesquelles elle n'est pas rentable. D'abord, la compétition reste féroce sur des marchés comme les Etats-Unis ou la France, avec des concurrents qui n'ont pas une présence aussi mondiale et se concentrent sur un marché dans lequel ils investissent énormément. Ce qui entraîne des situations de guerre des prix très coûteuses en capitaux pour conserver sa position. Autrement dit, la situation s'améliorera lorsque les marchés se seront concentrés par le jeu des fusions et des faillites, espère Uber. 

Amazon du transport

Outre ces investissements pour maintenir ses parts de marchés, Uber investit aussi des segments à forte croissance comme Uber Eats ou de nouveaux créneaux comme Uber Freight. L'entreprise doit également débourser en R&D pour préparer l'avenir. Cela passe par l'exploration de transports aériens par drone (VTOL) avec Uber Air, qui sera testé aux Etats-Unis en 2023, et par le développement des véhicules autonomes.

Comme Amazon à son époque, Uber demandera donc aux actionnaires de patienter le temps que ces investissements colossaux paient. Entré en Bourse en 1997, le géant du e-commerce n'a réalisé sa première année complète de rentabilité qu'en 2003, puis a enregistré de minuscules profits jusqu'en 2016. Sauf qu'Amazon s'est introduit en Bourse à une valorisation de 438 millions de dollars (l'équivalent d'environ 689 millions de dollars aujourd'hui), alors que la capitalisation d'Uber est de 82 milliards. Une entreprise bien plus mature qui n'offre donc pas les mêmes opportunités de croissance. La comparaison avec Amazon, comme la patience des investisseurs, aura ses limites.