Projets de stablecoins chez les e-commerçants : des opportunités aussi grandes que les obstacles

Valentin Grille

Projets de stablecoins chez les e-commerçants : des opportunités aussi grandes que les obstacles En étudiant le lancement de leurs propres jetons, les retailers veulent tailler des croupières aux réseaux de cartes. Mais les usages restent à inventer, et les banques veulent déjà réagir.

Avec 240 milliards de dollars en circulation, les stablecoins ne représentent que 7% du marché crypto, dominé notamment par l'USDT de Tether, ou l'USDC de Circle. Un constat qui pourrait changer, avec l'émergence de réflexions dans le secteur du retail. Amazon et Walmart explorent, selon des informations du Wall Street Journal, l'émission de leur propre jeton ; les groupes chinois Alibaba et JD.com cherchent aussi à lancer leur propre stablecoin. Shopify annonce, dans la foulée, l'introduction de l'USDC dans ses moyens de paiement - la deuxième option possible pour intégrer ce type d'outil.

Principal objectif : se passer des frais substantiels prélevés par les organismes de paiement comme Visa et Mastercard. Ces frais d'interchange sont plafonnés en Europe, et tournent autour de 0,2 à 0,3% du montant payé. Mais aux Etats-Unis, ils peuvent atteindre 2 ou 3%. Un marché estimé à 224 milliards de dollars dans le pays. "La capacité à pouvoir émettre ou manipuler un stablecoin comme moyen de règlement est un levier pour dépasser les réseaux de cartes, internaliser le paiement, voire améliorer l'expérience client sur ce point", résume Grégoire Andrieu, cofondateur de Fipto, une fintech spécialiste du sujet.

Autre intérêt évoqué ou sous-entendu, la rémunération financière : jusqu'à récemment, les financiers pouvaient utiliser les stablecoins pour générer des intérêts. Circle a empoché 1,7 milliard de dollars l'année passée grâce à cette pratique. Les nouvelles réglementations devraient néanmoins empêcher cette manœuvre : MiCa l'interdit, et le récent Genius Act y a également mis fin aux Etats-Unis. "On commence à voir l'influence des banques commerciales sur ce sujet, qui souhaitent conserver pour elles les revenus financiers", souligne Manuel Valente, directeur de la recherche chez Coinhouse.

Politique et interopérabilité

Demeure l'enjeu politique, qui, lui, ne va pas disparaître. Les acteurs chinois poussent pour la création d'un stablecoin basé sur le yuan, pour soutenir leur activité, mais aussi convaincre Pékin qu'il peut contribuer à la dé-dollarisation des paiements. "Si on remonte dans le temps, le premier stablecoin était celui de Meta, le Libra. Le refus essuyé par Meta venait alors de la crainte des Etats-Unis de perdre en souveraineté monétaire, car le jeton était appuyé sur un panier de devises et non sur le simple dollar", rappelle Manuel Valente. Les autorités devraient veiller à ce que les jetons émis ne fassent pas concurrence à leurs propres monnaies, ou aux projets d'euro ou de yuan numérique, actuellement développés.

Pour l'heure, le marché se concentre sur le BtoB, le retail restant un parent pauvre. "Beaucoup d'acteurs cherchent surtout à se débarrasser de SWIFT, qui accuse clairement son âge dans les délais qu'il peut prendre. Certains corridors monétaires, vers les pays en développement, coûtent aussi très chers en frais. Les stablecoins y sont très efficaces", évoque Grégoire Andrieu. A l'inverse, pour les particuliers, peu d'offres existent. Coinbase a posé la première pierre avec Coinbase Payments, désormais intégré à Shopify ; PayPal a aussi lancé son jeton, le PYUSD. "Je n'ai pas l'impression que cela ait un succès important pour le moment", confie Manuel Valente.

Et il ne faut pas oublier les contraintes techniques pour les e-commerçants. "Si vous décidez d'utiliser votre propre stablecoin, il vous faut une infrastructure blockchain ; des "techs" capables de suivre ce qui s'y passe ; et un déploiement large pour rentabiliser. Et si vous utilisez une autre blockchain, comme Ethereum, vous devrez détenir de l'ether, un actif volatil, pour faire les conversions et payer les frais associés", résume Manuel Valente. En annonçant lancer sa propre blockchain, Tether pourrait régler une partie du problème, en permettant un emploi plus ample de son USDT. "Surtout, les réseaux sur lesquels sont émis les stablecoins sont, de plus en plus, des réseaux dits compatibles EVM – Ethereum Virtual Machine" défend Grégoire Andrieu. Cette sous-couche de la blockchain Ethereum permet de réaliser facilement des smart contracts pour des stablecoins qui ne sont pas de l'Ether. "Les jetons sont de plus en plus portables. Il y a de la complexité, mais pas autant que sur le système bancaire classique."

Convaincre les banques… et les consommateurs

Les banques traditionnelles pourraient aussi concurrencer les plateformes de e-commerce, tout en poussant l'adoption des stablecoins. "Elles doivent repenser le paiement, qui était un produit d'appel et devient un sujet d'innovation. Mais elles ont une carte à jouer : elles ont une assise réglementaire très forte, une relation de confiance avec les clients, des moyens importants. Elles peuvent parfaitement opérer en partenaire technologique, en partenaire de distribution, en partenaire réglementaire", explique Grégoire Andrieu. Aux Etats-Unis, les plus grandes banques poussent pour un système interconnecté, sur le modèle du système de paiements Zelle, pour assurer l'interopérabilité et garder le contrôle sur les émissions. En France, la Société Générale a lancé ses stablecoins adossés à l'euro (EURCV) et au dollar (USDCV).

"Il leur faudra changer les usages des gens au quotidien, si elles veulent accéder au retail", souligne Manuel Valente. La lourdeur des stablecoins pour l'utilisateur final - qui doit créer le plus souvent des comptes et faire des conversions - reste un problème-clé. Pour Amazon ou Walmart, la réponse tiendra peut-être à l'adoption de politiques de fidélité, pour récompenser monétairement l'usage de ce type de paiements. Même problème pour les réseaux de cartes, comme Visa ou Mastercard, qui doivent convaincre leurs utilisateurs de manipuler des actifs encore volatils. Elles cherchent pour l'instant à soutenir l'émergence de cartes dédiées à la crypto, comme pour Stripe chez Visa. Ou à se poser en intermédiaire pour les banques.