Analyse & conseils : le marché de l'art numérique vu par Jean-Michel Pailhon

Analyse & conseils : le marché de l'art numérique vu par Jean-Michel Pailhon Collectionneur d'art numérique et expert renommé, Jean-Michel Pailhon partage ses conseils et anticipations concernant les dynamiques futures de ce secteur en plein essor.

Dans le monde de l'art digital, il fait figure de référence. Jean-Michel Pailhon compte parmi les collectionneurs de NFT les plus éminents, s'étant intéressé très tôt à ce marché émergent. À présent à la tête de Grail Capital, un fonds d'investissement dédié à l'art digital, il fait aujourd'hui figure d'ambassadeur et s'est fixé pour objectif de "valoriser l'art digital en tant que bien culturel et économique".

Auparavant, Jean-Michel Pailhon a eu une première vie dans le secteur de la finance, qu'il a quitté pour la fintech, intégrant en 2016 Ledger, fondé par l'un de ses proches, Eric Larchevêque. C'est en 2017, dans le cadre de ses fonctions chez le fabricant de hard wallets crypto, qu'il découvre pour la première fois les NFT. Passionné d'art depuis toujours, il était déja collectionneur avec un intérêt particulier pour le street art et la photographie.

"Très vite, j'ai surinvesti et surcollectionné par rapport à ma situation financière", explique Jean-Michel Pailhon. "Je me suis spécialisé dans le street art, car c'était accessible financièrement et culturellement ; pas besoin de passer par les grandes galeries. Et j'ai vite compris que cela deviendrait un phénomène culturel."

Pourquoi il mise sur le marché de l'art digital

Après avoir occupé diverses fonctions chez Ledger, dont celle de responsable de la collection de NFT artistiques, Jean-Michel Pailhon a quitté l'entreprise pour cofonder en février 2023 Grail Capital, avec son associé Tim Salikhov. Spécialisée dans le conseil et l'investissement dans l'art numérique NFT pour des portefeuilles qualifiés, Grail Capital publie également des rapports et analyses sur le marché de l'art digital. Elle a ainsi estimé que la valeur totale de ce marché encore très jeune a déja atteint 5 milliards de dollars en septembre. Un volume important, mais qui reste minuscule comparé à celui du marché de l'art contemporain et moderne, évalué à près de 2 trillions de dollars, soit 2 000 milliards de dollars.

Selon Grail Capital, la marge de progression reste donc importante. "L'art numérique, jadis cantonné à un secteur économique restreint par manque de canaux de diffusion adéquats, a précédé l'ère des NFT de plusieurs décennies", rappelle Jean-Michel Pailhon. "Cependant, l'avènement des NFT a engendré une renaissance de ce courant artistique."

Trois scénarios peuvent être envisagés, selon l'expert. Dans le premier, d'ici 2030, l'art numérique 'on chain' reste une niche principalement investie par des passionnés de crypto. "La valeur totale du marché pourrait alors osciller entre 10 et 20 milliards, si Bitcoin et les autres cryptos continuent de se développer", estime Jean-Michel Pailhon. Dans un deuxième scénario, l'art numérique pourrait représenter jusqu'à 5 à 10 % du marché de l'art contemporain, soit 100 milliards de dollars. Le troisième scénario, celui du 'cygne blanc', serait comparable à des révolutions technologiques majeures comme l'introduction de l'iPod, de l'iPhone ou du Bitcoin. Cette hypothèse pourrait créer un marché totalement nouveau, à l'ampleur insoupçonnée.

Cependant, des défis majeurs subsistent. Actuellement, le marché de l'art traditionnel regarde celui de l'art numérique avec scepticisme et distance. Et la complexité technologique rebute souvent les collectionneurs traditionnels. "Il s'agit d'une culture nouvelle qui, comme c'est fréquemment le cas, suscite un effet de rejet, à l'image de ce qui s'est passé avec le street art", explique Jean-Michel Pailhon. "Des collectionneurs de renom avec qui j'ai discuté m'ont dit que selon eux, les œuvres de Banksy, n'étaient pas de l'art". Il souligne également l'existence d'un clivage générationnel entre les moins de 40 ans, plus enclins à adopter la blockchain et les NFT, et les autres. 

Comment construire sa collection ?

Aux collectionneurs aspirant à s'immerger dans l'art digital, Jean-Michel Pailhon donne plusieurs conseils, en fonction de leur profil. Pour le collectionneur d'art contemporain, déjà établi et financièrement aisé, qui se trouve souvent autour de la cinquantaine, la transition vers l'art digital peut être guidée par la recherche de pièces déjà reconnues par les institutions prestigieuses. "Investir dans des œuvres qui ont franchi les seuils des musées ou qui ont fait l'objet de grandes ventes, telles que les CryptoPunks, Fidenza ou Chromie Squiggles, peut être une approche sûre, car elles ont déjà acquis une certaine stature et un poids culturel", explique Jean-Michel Pailhon.

Pour le second profil, le jeune amateur d'art de 35 ans sans collection traditionnelle ni grands moyens, le marché de l'art digital offre une opportunité sans précédent estime le collectionneur. Les prix sont plus abordables qu'il y a deux ans, et il est encore possible de trouver des œuvres ayant une signification culturelle importante à des tarifs relativement accessibles.

"Pour débuter, ce profil de collectionneur pourrait explorer des plateformes comme Tezos, une blockchain qui se distingue par sa facilité d'accès, avec des prix moins élevés que sur Ethereum, et où l'on peut découvrir des artistes prometteurs", explique Jean-Michel Pailhon.

Il est également crucial que le collectionneur s'interroge sur ses motivations. "Collectionne-t-il pour la beauté esthétique ou l'aspect culturel, pour le plaisir personnel ou l'intérêt économique ? Ces facteurs détermineront la façon de construire une collection", explique Jean-Michel Pailhon. "Il est tout aussi essentiel de rester fidèle à sa stratégie une fois celle-ci établie".

Enfin, la sensibilité artistique joue un rôle non négligeable. "Certains seront plus réceptifs à la photographie numérique, d'autres au glitch art", explique Jean-Michel Pailhon. "Cependant, il vaut mieux de s'assurer qu'on ne soit pas le seul à s'intéresser à un artiste ou à une oeuvre, pour minimiser les risques. En somme, collectionner l'art digital demande un équilibre entre passion personnelle et perspicacité stratégique".

Autre astuce, suivre des collectionneurs ou des curateurs, et s'inspirer de leurs choix. "Par exemple, j'ai soutenu le collectif de curatrices GXRLS Revolution", explique Jean-Michel Pailhon. "Grâce à elles, j'ai découvert des artistes comme Marine Blehaut ou Irina Angles, dont les oeuvres, j'en suis sûr, intégreront de grandes collections et expositions muséales".

Qu'a-t-il dans son wallet ?

Bien qu'il lui soit difficile de privilégier des artistes ou des œuvres tant l'abondance artistique actuelle est riche à ses yeux, Jean-Michel Pailhon reconnaît avoir réalisé des acquisitions particulièrement judicieuses. "A une certaine époque, un média spécialisé dans l'art m'avait interviewé et j'avais estimé que 98% de ma collection pourrait se dévaloriser dans les années à venir", raconte Jean-Michel Pailhon. "C'était une époque d'incertitude concernant l'avenir de ces œuvres numériques. Mais aujourd'hui, je suis heureux de constater que près de 10% de ma collection a pris de la valeur de façon notable".

Il figure ainsi parmi les principaux collectionneurs du groupe artistique français Obvious, pionnier dans l'utilisation de l'intelligence artificielle, de Pascal Boyart, un des premiers artistes à avoir intégré la crypto dans ses oeuvres, et se réjouit de posséder dans sa collection des artistes féminines ou reflétant la diversité.

"Cela n'a pas été une démarche intentionnelle, mais cela correspond à mes affinités spontanées", dit-il. "Parmi les artistes dans lesquels j'ai investi, qui ont acquis de la notoriété, et dont les travaux ont une importante valeur culturelle, on trouve Claire Silver, Sasha Katz, Jenni Pasanen, ou encore Yuyu". De manière générale, ses choix correspondent à des décisions réfléchies, basées sur l'importance d'un artiste ou d'une oeuvre dans la durée.

"Pour échapper à la complexité et éviter le piège du FOMO ("Fear Of Missing Out") inhérent aux engouements passagers pour certaines œuvres, je reste très circonspect", explique-t-il. "Ce délai d'observation me permet de mieux juger de la pérennité d'une œuvre, de l'efficacité de la promotion qui l'entoure, et de la participation de collectionneurs renommés. Mon intérêt se porte davantage sur les pièces ayant démontré leur longévité plutôt que sur les lancements à venir. Je suis plus enclin à investir 5 ETH dans un Chromie Squiggle que de risquer 1 ETH sur une œuvre à l'avenir incertain".

Une stratégie à l'opposé de l'aspect spéculatif qui domine parfois le marché des NFT. "Si on prend trop de paris, cela éloigne de l'esprit de collection pour glisser vers la spéculation", prévient Jean-Michel Pailhon. "C'est une distinction essentielle pour élaborer une collection mûrement réfléchie et pérenne".