Stablecoins : derrière leur essor, des questions vertigineuses

Stablecoins : derrière leur essor, des questions vertigineuses Ces jetons qui s'affranchissent de l'instabilité inhérente à nombre de cryptomonnaies séduisent pour les paiements transfrontaliers. Mais la révolution induite par leur adoption pourrait faire trembler le système monétaire international.

Depuis la signature du GENIUS Act par Donald Trump cet été, les transactions de stablecoins ont bondi outre-Atlantique. Petit rappel : ces cryptomonnaies ont pour particularité d’être adossées à une seule monnaie réelle (comme l’euro ou le dollar), à un panier de devises, à une ressource comme l’or ou le lithium, ou même à un indice boursier. Elles sont ainsi conçues pour conserver une valeur stable, par opposition aux autres cryptomonnaies, connues pour leur volatilité.

Du règlement MiCA au GENIUS Act américain, en passant par une loi récemment votée à Hong Kong et un projet en cours d’élaboration au Royaume-Uni, les Etats sont prompts à mettre en place des lois pour encadrer leur adoption. "Les stablecoins sont partis pour durer", déclarait la banque américaine JPMorgan Chase dans une note parue en avril. Son patron, Jamie Dimon, un vieux renard de la finance, pourtant plutôt sceptique vis-à-vis des cryptos, a remis le couvert fin octobre en affirmant que "nous utiliserons bientôt tous des stablecoins".  

Un moyen de paiement rapide, efficace et économe

Parce que leur valeur demeure relativement stable dans le temps, les stablecoins n’ont pas d’intérêt spéculatif, contrairement au bitcoin par exemple. Cette valeur stable les rend plus aptes à servir de moyens de paiement, profitant des caractéristiques de la blockchain par rapport aux systèmes de paiement traditionnels : transactions quasi instantanées, partout dans le monde, à toute heure et pour des frais très faibles.

"J’ai récemment dû effectuer un transfert de fonds vers l’Australie, et celui-ci a pris plus longtemps que si j’avais envoyé l’argent par avion, ce qui est absurde. Attendre entre deux et cinq jours pour un paiement international n’est plus acceptable pour de nombreux utilisateurs, sans évoquer les frais souvent prohibitifs. Les stablecoins sont à cet égard très attractifs", affirme Cassie Craddock, vice-président Royaume-Uni et Europe de Ripple, une plateforme crypto qui propose un stablecoin.

Une menace ou une opportunité pour le dollar ?

Mais cette praticabilité des stablecoins et leur propension à remplacer les transferts monétaires traditionnels pose toutefois un certain nombre de questions. La première est de déterminer si un stablecoin pourrait s’imposer comme monnaie internationale, et s’il menacerait ainsi la suprématie du dollar.

De manière contre-intuitive, les stablecoins pourraient cependant plutôt renforcer la domination du billet vert, si le ou les jetons qui s’imposent sont liés au dollar. C’est d’ailleurs l’une des motivations derrière l’adoption du GENIUS Act aux Etats-Unis. En favorisant particulièrement les stablecoins adossés au dollar, il vise à promouvoir l’adoption de ceux-ci et ainsi à maintenir le rôle central de la monnaie américaine, objectif dont Donald Trump et son équipe ne se cachent pas. C’est aussi la garantie que tant que le public continuera d’acheter ces jetons adossés au dollar, les Etats-Unis n’auront aucun problème pour vendre leurs bons du trésor, donc pour financer leur dette.

Dans un récent papier, plusieurs économistes européens pointent le risque qu’une telle domination ferait peser sur la souveraineté monétaire de l’UE. Ils promeuvent, plutôt que des stablecoins alternatifs adossés à l’euro, l’adoption d’un système multilatéral s’appuyant sur des échanges entre monnaies numériques de banques centrales (CBDC), profitant du rejet que suscitent celles-ci au sein de l’administration américaine, marquée par une idéologie libertarienne hostile aux CBDC.

Tether, un jeton pour les gouverner tous

Une autre question est celle du ou des stablecoins qui pourraient s’imposer face aux autres. C’est pour l’heure Tether qui fait la course en tête, pesant selon les estimations pour 50 à 60% des échanges transfrontaliers effectués en stablecoins. Or, le patron de Tether a choisi de ne pas opérer dans l’Union européenne, refusant de se plier à MiCA, en particulier à une règle qui exige la détention de 60% des réserves de stablecoins en dépôts bancaires européens.

La grande question est de savoir si c’est avant tout une perte pour Tether ou au contraire une perte pour l’UE. "Faire l’impasse sur le marché européen est naturellement une perte non négligeable pour Tether", répond Seamus Andrew, du cabinet d’avocats Velitor, spécialisé dans la blockchain.

"D’un autre côté, j’ai du mal à imaginer que la progression de Tether puisse être stoppée. C’est déjà une entreprise mondiale, avec 500 millions de comptes, qui s’impose comme une alternative très sérieuse pour les paiements transfrontaliers. Si Tether continue de progresser, les régulateurs européens vont devoir se poser la question : sont-ils prêts à négocier pour que Tether accepte d’opérer en Europe ?"

Un risque majeur pour l’économie mondiale

Mais là encore, ce n’est pas si simple. La règle des 60% a en effet été mise en place par les autorités européennes pour une raison bien précise : le risque systémique que pourraient faire peser les stablecoins sur le système financier. "Les dépôts bancaires sont une composante fondamentale de l’économie. Dans l’UE comme dans la plupart des pays développés, la grande majorité des prêts sont accordés par les banques, et les banques ne peuvent prêter que si elles ont des dépôts (une banque prête environ dix euros pour chaque euro déposé chez elle). L’inquiétude des Banques centrales du monde entier est donc la suivante : si le public cesse de déposer ses fonds dans des comptes bancaires et privilégie les stablecoins, les banques ne seront plus capables de prêter. Si elles ne peuvent plus prêter, l’économie s’effondre", résume Seamus Andrew.

C’est ce qui conduit Andrew Bailey, gouverneur de la Banque d’Angleterre, à s’interroger dans une récente tribune parue dans le Financial Times (voix de la finance traditionnelle plutôt que des cryptos) sur un futur où les prêts bancaires seraient en partie décorrélés des dépôts. "Il est possible, au moins partiellement, de séparer la monnaie des crédits, dans un système où banques et stablecoins coexisteraient, et où les non-banques assureraient la majorité des prêts. Mais il est important de considérer les implications d’un tel changement avant d’aller de l’avant."

Sans donner de détails sur la manière dont un tel système pourrait fonctionner, le gouverneur de la Banque d’Angleterre annonce la parution d’un futur papier de recherche sur la régulation des stablecoins au Royaume-Uni, qui prendra notamment cette question en compte.

La plus grosse révolution depuis la fin de l’étalon-or

Des questions vertigineuses qui ne font que commencer, et pourraient bien faire de l’adoption massive des stablecoins le changement le plus significatif dans le système monétaire international depuis un siècle, selon Seamus Andrew.

"L’étalon-or a été abandonné suite à la Grande Dépression. Or, il était en quelque sorte un stablecoin universel : après son abandon, les monnaies nationales se sont mises à flotter, et les gouvernements ont pu faire ce qu’ils voulaient avec leurs monnaies respectives. Quand on suit les débats qui ont eu lieu à l’époque, on voit que de nombreux économistes se sont exprimés contre l’abandon de l’étalon-or, affirmant que les Etats risquaient de faire n’importe quoi, comme faire tourner la planche à billets, générant ainsi de l’inflation… L’avenir ne leur a pas donné tout à fait tort."

C’est d’ailleurs l’une des ambitions de Satoshi Nakamoto à travers le protocole Bitcoin : paru juste après la crise de 2008, son livre blanc affirme vouloir protéger l’argent des épargnants contre la mauvaise gestion des gouvernements. Les stablecoins pourraient s’engouffrer dans le boulevard.