Hors standards technologiques, point de smart city

Hors standards technologiques, point de smart city Les standards et l'interopérabilité aident à réduire les coûts de développement et favorisent la collaboration entre les villes. Reste à convaincre les prestataires.

Lorsque la métropole de Bordeaux a lancé un appel d'offre pour connecter les infrastructures de tout un quartier, elle avait formulé une exigence non négociable : l'interopérabilité des services proposés. Les candidats devaient se conformer à une spécification sur l'interopérabilité des systèmes IoT de l'Institut européen des standards télécom (ETSI). Sur les huit consortiums ayant répondu à l'appel d'offre, un seul, celui mené par l'assembleur SPIE, a pris en compte cette exigence. Il a remporté le contrat.

Comme Bordeaux, les collectivités qui mettent en place des services de smart city ont du mal à convaincre les entreprises d'adopter des standards qui permettraient cette interopérabilité. Elle aiderait pourtant les villes à réduire leurs coûts en mutualisant leurs développements informatiques ou en réutilisant des briques technologiques déjà conçues par d'autres collectivités. Et les standards leur permettraient d'aller facilement voir ailleurs si elles n'étaient plus satisfaites des services d'un prestataire.

"La stratégie d'enfermement des entreprises ne fonctionne que si les villes ne se parlent pas."

"On nous avait promis un développement exponentiel des smart cities", rappelle Sokwoo Rhee, en charge de l'IoT et des smart cities chez NIST, l'organe gouvernemental américain dédié aux standards technologiques. "En réalité, il s'agit plutôt de progrès incrémentaux". En cause, le manque de reproductibilité des solutions développées : "Lorsqu'une ville tente de régler un problème, elle a tendance à créer sa propre solution car il n'y a pas de consensus sur les bonnes pratiques et peu de coordination. Résultat, les villes ne peuvent pas profiter de leurs investissements respectifs, et les entreprises ne peuvent pas proposer des produits qui touchent des millions de personnes."

Autre enjeu : la cybersécurité, un élément d'autant plus crucial que les systèmes de smart city peuvent avoir des conséquences physiques sur la ville. L'adoption de standards à grande échelle permettrait de propager des bonnes pratiques en la matière. "L'utilité des standards est bien comprise en termes de développement et de design, mais beaucoup moins en termes de sécurité et de protection de la vie privée," estime Scott Tousley, directeur adjoint de la division cybersécurité du Département de la sécurité intérieure américain, qui collabore avec NIST sur ces problématiques de standards.

Alors, comment convaincre les prestataires d'aller vers plus d'interopérabilité ? La tâche est d'autant plus ardue que certains d'entre eux prospèrent grâce à ce marché très fragmenté, qui leur permet d'enfermer les villes dans leurs systèmes, alors que des standards permettraient aux collectivités de passer facilement chez la concurrence. Il faut d'abord adopter une démarche groupée, préconise Sokwoo Rhee : "Cette stratégie d'enfermement ne fonctionne que si les villes ne se parlent pas." "Lorsque des entreprises se mettront à perdre plusieurs marchés parce qu'elles refusent de permettre l'interopérabilité, les mentalités vont changer", abonde Christophe Colinet, chargé de mission ville intelligente à Bordeaux Métropole.

"Le problème n'est pas le manque de standards, il en existe beaucoup, mais leur adoption"

Il faut aussi impliquer le secteur privé dans la définition des standards, poursuit Sokwoo Rhee. "Le problème n'est pas le manque de standards, il en existe beaucoup, mais leur adoption. Cela n'aurait pas de sens que NIST impose un standard. Nous essayons d'aider les entreprises  à parvenir à un consensus volontaire." Pour y arriver, NIST réalise une analyse de projets smart city américains, mais aussi européens,  répartie en six groupes sectoriels réunissant des entreprises et des villes : transport, sécurité publique, énergie, données, connectivité et ruralité/agriculture. L'objectif de chaque groupe est d'agréger tous les projets de standardisation d'un même secteur afin d'identifier ceux qui fonctionnent le mieux.

ETSI, une organisation européenne à but non lucratif qui propose notamment des standards d'IoT et d'architecture mobile, et dont sont membres des grands groupes comme Microsoft, IBM, Huawei ou encore Veolia, incite elle aussi les villes à procéder par secteur. "Si vous achetez une nouvelle cuisine, vous pouvez choisir le lavabo et les lumières que vous voulez. Nous essayons d'adopter la même approche flexible avec les standards : un système pour l'immobilier, un pour la mobilité, un autre pour la gestion d'actifs…", simplifie Paul Copping, directeur innovation de la commune londonienne de Greenwhich et président du groupe ETSI "City Digital Profile".

"Nous commençons à constater un changement de discours chez certaines entreprises."

Les entreprises sont-elles réceptives à ces initiatives ? "Nous commençons à constater un changement de discours chez certaines d'entre elles", observe Christophe Colinet. Paul Copping aussi, et il en veut pour preuve l'implication dans le travail sur les standards de grands groupes qui avaient pour habitude de proposer des systèmes informatiques propriétaires manquant d'interopérabilité, comme IBM ou Cisco. "A l'avenir, il y aura toujours une concurrence sur la base de solutions propriétaires, mais ces différentes solutions parleront le même langage."

Et de toute façon, estime Paul Copping, la révolution technologique qui vient forcera la main des entreprises encore réticentes. "Combinés, l'Internet des objets, l'intelligence artificielle, la blockchain et la réalité mixte vont créer un environnement qui permettra d'échanger des données à grande échelle, de mieux les intégrer et les exploiter. Mais faire passer cet ensemble à l'échelle représentera un énorme challenge." En clair, l'enchevêtrement de technologies sera tel que les prestataires n'auront d'autre choix que de s'entendre sur des standards. Mieux vaudrait donc que les entreprises s'y mettent d'elles-mêmes plutôt qu'à marche forcée.