Philippe Bigot (Havas Media Network) "A cause de la hausse du prix de la pub à la TV, le transfert des budgets du linéaire vers le digital va s'accélérer"
Pour Philippe Bigot, head of video chez Havas Media Network, l'offre des plateformes américaines de streaming est suffisamment qualitative pour peser dans la balance des négociations des tarifs publicitaires des chaînes TV en 2025.
JDN. En quoi la décision des chaînes de télé linéaires de passer la base tarifaire du spot TV de 30 à 20 secondes à partir de 2025 marque un tournant ?

Philippe Bigot. Changer de format de base de référence tarifaire, ce n'est pas un problème, ce n'est pas cela qui fait monter les prix (TF1, M6, et Canal+ ont annoncé début octobre l'adoption du 20 secondes comme format de base du spot de publicité à partir de 2025, suivies de France TV et RMC BFM, ndlr). Cela fait longtemps que les annonceurs ont décidé de réduire leur format en TV, qui est désormais majoritairement de 21 secondes. Ce qui pose problème, en revanche, c'est d'appliquer au spot de 20 secondes le prix du spot de 30 secondes. C'est cela que les régies françaises ont décidé de faire à partir de 2025 : augmenter délibérément leur prix d'environ 7,5% sur le 20 secondes, et de 10% sur le 30 secondes. La vraie nouveauté est là.
De plus, en passant le référent à 20 secondes, les chaînes se sont ouvert un boulevard pour continuer d'augmenter le prix du format 30 secondes les années à venir, afin de le rapprocher des prix du digital. Certes la TV linéaire est moins chère dans l'absolu que le digital et le 30 secondes est le format le moins cher à la seconde. Mais dès qu'il s'agit de compléter la couverture que la TV ne peut plus offrir, la facture devient extrêmement salée. Le digital se défend par conséquent très bien.
Cette décision envoie des signaux forts au marché : d'un coup, dans les coulisses, on se met à dire que TF1 coûte trop cher. Des verrous sautent : depuis l'annonce de TF1, beaucoup d'annonceurs nous interpellent sur les alternatives à la TV linéaire qu'il serait intéressant de déployer pour toucher leur public. Je pense que le transfert des budgets du linéaire vers le digital va s'accélérer.
La stratégie des chaînes est donc risquée selon vous ?
En adoptant cette attitude inflationniste, les chaînes prennent en effet un risque. La qualité du contact publicitaire qui est devenu le nouveau cheval de bataille des chaînes historiques n'est pas leur privilège. Les plateformes américaines de streaming, parmi lesquelles Amazon Prime Video, Disney, Max ou Netflix peuvent tout à fait faire valoir la qualité de leurs contacts, totalement comparable à celle des chaînes historiques de la télévision. La mesure par GRP ne leur fait pas peur, elles discutent toutes avec Médiamétrie. Le seul opposant qui reste, c'est Google (YouTube), qui n'offre ni la même qualité de contexte et de visionnage, ni d'expérience publicitaire.
On peut donc se demander si les annonceurs ont encore intérêt de faire autant de télévision linéaire qu'avant… La réponse est plutôt non et pour deux raisons. La première, c'est que la part de l'écoute de la télévision ne fait que baisser sur l'ensemble des populations cibles. Entre 2019 et 2023, la télévision a perdu 20% de son potentiel de GRP à vendre et ça baissera encore cette année. Prenez les 25-49 ans, ils passent la moitié de leur temps sur les plateformes, et l'autre en télévision. Un annonceur aujourd'hui ne peut plus se contenter de faire uniquement de la TV linéaire, c'est un fait. La seconde raison, c'est l'inflation que les chaînes entendent imposer en 2025.
L'inflation du linéaire est-elle une manière pour les chaînes de stimuler l'investissement sur leurs propres plateformes de streaming, comme TF1+ ou M6+ ?
Les chaînes ont sans doute espoir que les annonceurs ne trouvant pas leur compte sur le linéaire décident de déporter leurs investissements sur leurs plateformes de streaming, qu'elles ont bâti pour s'adapter aux nouveaux usages et faire face à la concurrence des plateformes américaines. Mais ce serait oublier que lorsque l'on s'intéresse au digital, on s'intéresse à toutes les plateformes. L'annonceur qui voudra basculer ses investissements du linéaire de TF1 vers le digital, ne le fera pas que sur TF1+, mais également sur d'autres services, et notamment sur les plateformes américaines. En dehors de YouTube, les bassins d'audiences de ces dernières restent certes limités, mais ils continuent de grossir.
Cette hausse annoncée sera mise à l'épreuve des négociations entre les chaînes et les agences qui représentent les annonceurs. Quelles sont vos marges de manœuvre face aux chaînes qui font bloc ?
TF1 et France TV sont celles qui semblent le plus décidées à imposer une inflation plus élevée. Les autres suivront. Mais en pratique, c'est la loi de l'offre et de la demande qui le décidera. Plein de facteurs vont peser sur ces négociations. Mais il y a un point central : la santé du marché. Il y a beaucoup d'incertitudes géostratégiques, politiques et macroéconomiques dans l'air. Les annonceurs commencent déjà à lever le pied cet automne. Est-ce qu'en 2025 la demande sera si importante facSe à un GRP qui se rétrécit régulièrement ? J'en doute. On voit déjà des régies faire des promotions sur la fin de l'année…
Pour les annonceurs qui investissent beaucoup en TV linéaire historiquement, nous leur conseillerons de basculer davantage vers les plateformes de streaming des chaînes pour contenir l'inflation. Pour les budgets plus modestes, nous nous orienterons peut-être sur des tactiques pour minimiser les prime time les plus chers, comme ceux de TF1. On peut aussi passer sur un achat tactique, ponctuel, qui joue entre linéaire et les plateformes selon les mouvements inflationnistes de la TV. Certains annonceurs on fait cela déjà. Il peut y avoir plein de cas de figure, en fonction de chaque annonceur, de son volume d'investissements, de sa capacité à faire du digital, etc.
Les annonceurs n'ont rien décidé pour l'instant. Un premier moment décisif aura lieu en novembre, quand les campagnes de début d'année 2025 seront négociées.
Comment expliquer cette stratégie inflationniste de la part des chaînes ?
Depuis l'après Covid, les prix de la télévision montent chaque année via des stratégies de yield management. Les chaînes se concentrent sur les annonceurs les plus rentables. Elles peuvent se le permettre : elles refusent des clients parce qu'elles ne peuvent pas tous les servir. Pourquoi ? Parce que les Français sont de moins en moins nombreux à regarder la télévision. Les chaînes sont obligées de monter leurs prix pour tenter de garder les mêmes niveaux de recettes malgré la baisse de GRP disponibles, surtout que la demande existe encore et qu'elles ont l'impératif de financer à la fois la production de leurs programmes en linéaire et les contenus de leurs plateformes digitales. France TV, malgré l'effet excellent des Jeux olympiques, n'atteindra pas ses objectifs financiers pour cette année. TF1+ ne pourra maintenir le succès d'être vue par 35 millions de Français qu'en proposant des programmes inédits, différents de la télévision linéaire, et fédérateurs.
Si le coût du contact n'augmente pas de la même manière pour tous les annonceurs, en moyenne, cette stratégie fait monter les prix et on le voit individuellement. L'indicateur de la WFA (Fédération mondiale des annonceurs, ndlr) l'atteste : +8% en France en 2024 par exemple pour une cible générique, ce qui est loin d'être neutre. Nous sommes les boucliers anti-inflation des annonceurs et notre rôle est de limiter la casse. Si les annonceurs commencent à se désengager du linéaire, les régies TV seront peut-être obligées de réévaluer leur position.