Malgré les menaces de l'administration Trump, les régulateurs européens resserrent l'étau autour d'Apple
Les règles de pistage publicitaire d'Apple étaient déjà passées au peigne fin par l'Autorité de la concurrence française. Elles sont désormais dans le collimateur de l'Allemagne. Le Bundeskartellamt, le gendarme allemand de la concurrence, a envoyé jeudi 13 février une déclaration d'opposition au groupe à la pomme, entamant un processus qui invite l'entreprise à revoir certaines pratiques accusées d'entorse à la concurrence, sous peine de se voir infliger une amende.
Les reproches du Bundeskartellamt se concentrent sur les règles encadrant le pistage publicitaire, mises en place par Apple en 2021. Officiellement, l'objectif du groupe est alors de limiter le suivi de ses utilisateurs à travers plusieurs applications, dans le cadre de la stratégie de protection de la vie privée que Tim Cook défend depuis plusieurs années. Il entend ainsi différencier son entreprise d'autres sociétés de la Silicon Valley, comme Meta et Google, régulièrement placées sous le feu des critiques pour la façon dont elles ciblent les internautes afin d'alimenter leurs machines publicitaires, avec parfois des implications gravissimes.
Connu sous le nom d'App Tracking Transparency (ATT), le dispositif mis en place par Apple en 2021 permet aux utilisateurs d'iPhone et d'iPad de rejeter le pistage publicitaire, qui permettait jusqu'ici aux applications d'observer le comportement des utilisateurs à travers tout l'écosystème avec, à la clef, des enseignements précieux pour les équipes marketing, comme la possibilité de déterminer par exemple que tel internaute a acheté tel produit après avoir cliqué sur une publicité affichée sur Facebook. De quoi permettre aux acteurs comme Meta et Google de réaliser un ciblage très précis et engranger de gros revenus publicitaires. Depuis la réforme, les applications doivent demander l'autorisation de l'utilisateur pour accéder à l'identifiant unique fourni par Apple. Dans la pratique, nombre d'entre eux refusent.
Un avantage déloyal
Derrière ces nobles intentions, l'autorité allemande accuse cependant le groupe à la pomme d'utiliser le prétexte de protéger la vie privée de ses utilisateurs pour privilégier ses propres produits au détriment de la concurrence. Le premier grief tient au fait que le groupe à la pomme ne s'appliquerait pas à lui-même les règles qu'il impose aux applications tierces. Selon le régulateur allemand, Apple continue ainsi de collecter les données de ses utilisateurs à travers l'intégralité de son écosystème, depuis l'App Store jusqu'à l'Apple ID en passant par les objets connectés, et d'exploiter ces données à des fins publicitaires, y compris pour des annonceurs extérieurs.
Si le groupe à la pomme demande bel et bien le consentement des utilisateurs pour collecter leurs données, il se permet là aussi un traitement différentiel : c'est la deuxième chose que lui reproche le Bundeskartellamt. Toujours selon l'autorité allemande, les utilisateurs se voient proposer au maximum à deux reprises de rejeter la collecte de leurs données lorsqu'ils sont sur une application Apple, contre quatre fois sur les applications tierces. La formulation du texte dans les fenêtres qui s'affichent pour demander à l'utilisateur s'il accepte que ses données soient collectées diffère également selon qu'il s'agit d'une application Apple ou tierce. Dans le premier cas, le texte encourage l'utilisateur à accepter, tandis que dans le second il l'incite plutôt à refuser.
Apple pourrait ainsi bien enfreindre les lois antimonopoles allemandes, selon Andreas Mundt, président du Bundeskartellamt. "Toute la question est de savoir si Apple a le droit d'appliquer des critères plus stricts aux tiers qu'à elle-même lorsqu'il s'agit de demander l'accord des utilisateurs. Selon notre enquête préliminaire, cela constitue un traitement inégal et autopréférentiel, interdit par les règles de la compétition."
L'importance stratégique du régulateur allemand
L'Allemagne s'est dotée dès 2017 d'une loi qui, suivant un principe similaire à ce que propose désormais le Digital Markets Act (DMA) à l'échelon européen, crée le statut particulier de gardien d'accès ("gatekeeper"). L'objectif : mettre à jour la réglementation antimonopole pour refléter les réalités de l'économie du web et s'attaquer plus facilement aux abus. Cette loi vient compléter un arsenal antimonopole vieux de plusieurs décennies, prenant acte de la position particulière qu'occupent les géants du net et de leurs différents moyens de distordre la compétition.
Apple dispose désormais de deux mois environ pour répondre à l'avis de l'autorité allemande et proposer un compromis susceptible de répondre aux règles allemandes de la concurrence. Le résultat des négociations pourrait toutefois avoir un impact bien au-delà des frontières allemandes.
Lorsqu'une grosse économie européenne comme l'Allemagne ou la France impose des changements à une plateforme web, il est en effet fréquent que celle-ci harmonise ces changements dans toute l'Europe, parce qu'il est plus simple d'opérer de la même manière dans tous les pays européens et parce que les décisions prises par un grand pays tendent à influencer la politique des autres. Le cas s'est présenté avec Amazon en 2019 : le régulateur allemand a requis de la plateforme qu'elle change les règles s'appliquant aux vendeurs tiers, et elle a fini par reproduire ces modifications dans le monde entier.
Quelle ligne de l'administration Trump ?
Si les autorités de la concurrence européenne ont l'habitude de collaborer étroitement avec leurs homologues au sein de l'Union, mais aussi du Royaume-Uni et des Etats-Unis, reste à déterminer si ces derniers vont continuer à se montrer aussi coopératifs alors que l'administration Trump 2.0 vient d'entrer en action. Selon nos sources, les autorités allemandes n'ont pour l'heure constaté aucun changement au niveau de l'attitude des Américains. En effet, Trump s'est montré durant son premier mandat plutôt hostile aux monopoles technologiques : c'est sous sa première présidence que s'est ouvert un procès fortement médiatisé contre Google, qui se poursuit toujours et pourrait conduire au démantèlement de l'entreprise. Depuis sa réélection il a en outre nommé des personnalités partisanes de la lutte contre les monopoles des big tech à des postes clefs.
Tous les signaux ne vont cependant pas dans le même sens. L'administration Trump est en effet beaucoup plus technophile que la première, plusieurs leaders de la Silicon Valley, dont Mark Zuckerberg, ont appelé le président à l'aide contre les régulations imposées par l'UE, et Donald Trump a déjà démontré qu'il entendait brandir la menace de tarifs pour obtenir des concessions de la part des pays tiers. L'enquête des autorités allemandes montre en tout cas la détermination des Européens à continuer de faire appliquer leurs règles antimonopole, quelles que soient les menaces de la nouvelle administration.
Le Bundeskartellamt est quant à lui totalement indépendant et ne sera pas influencé par les élections qui auront lieu dimanche 23 en Allemagne.