Le Barack Obama de la gouvernance Internet

Nouvelles extensions, ratés techniques, méfiance des gouvernements, la gouvernance de l'Internet incarnée par l'ICANN est mise à rude épreuve depuis des mois. L'arrivée d'un nouveau PDG peut-elle inverser la tendance, et redorer son blason ?

Ouvrir sans limite une racine de l'Internet actuellement peu chargée avec seulement 22 extensions génériques allant du .COM au .XXX (la dernière à y avoir été insérée). Permettre la création de tous les points, qu'ils soient Point Sport, Point Livre ou Point Gay, et leur permettre d'exister au même niveau que les .NET et autres .ORG… une belle idée. Une mise en place compliquée.
Le programme de création des nouvelles extensions a été imaginé en 2005. Sa V1 a été livrée en 2007, sous la forme de 19 recommandations faites à l'ICANN, le régulateur technique de l'Internet, qui a ensuite travaillé ces recommandations au travers de 9 prototypes successifs d'un manuel du postulant. La version finale de ce manuel fut approuvée par le conseil d'administration du régulateur le 20 juin 2011.

C'est là que les ennuis ont (vraiment) commencé !

Pression et ratés
L'idée était de lancer le programme le 12 janvier 2012 en ouvrant les systèmes de prise de commande de l'ICANN. Les postulants avaient en théorie 4 mois pour déposer leurs dossiers. Las, l'informatique ne s'est pas montré aussi fiable que prévu. Le système de l'ICANN a dû être déconnecté, et le processus n'a finalement pris fin que le 30 mai 2012.
Mais dès le 13 juin 2012, tout cela est oublié. L'ICANN dévoile en fanfare le nombre de dossiers demandés : 1930 (7 dossiers ont depuis été retirés) ! Un chiffre dépassant de loin les prévisions les plus optimistes. Le programme des nouvelles extensions est déjà un succès sur le plan numérique. La demande est bien là.
Peut-être un peu trop même. Comment faire pour traiter, sachant que les experts techniques conseillent de ne pas "activer" plus de 1 000 extensions par an ? Que les ressources internes à l'ICANN ne sont pas dimensionnées pour gérer un tel afflux de commandes ? Que le programme lui-même n'est pas complètement terminé ?
La pression se fait sentir, et quelques ratés sont constatés. Ainsi, pour trier ces commandes arrivées en nombre plus important que prévu, l'ICANN invente sur le fil un système de "tir à l'arc digital" tellement tonitruant qu'il est même inutile d'essayer de l'expliquer ici. Le 23 juin, ce système est également victime de bug est doit être déconnecté ! Peu après, le principe même sera abandonné.

Le sauveur ?
Depuis quelques semaines, l'optimisme est de retour. L'ICANN a un nouveau PDG, Fadi Chehadé. Ce libanais de 50 ans, né à Beyrouth de parents égyptiens, a émigré aux USA à 18 ans pour y construire une impressionnante carrière professionnelle. Il parle l'arabe, l'anglais, le français et l'italien. Diplômé de l'université de Stanford et de l'école polytechnique de New York, il a dirigé le service technologie monde d'IBM.

Le contraste entre Chehadé et son prédécesseur l'américain Rod Beckstrom est tellement important qu'il rappelle la transition entre Georges W. Bush et Barack Obama. Chehadé cumule humilité, écoute et capacité de prise de décision là où Beckstrom laissait une impression d'arrogance teintée d'inaction.

S'impliquer directement dans les dossiers importants

Avant même de prendre officiellement ses fonctions en septembre dernier, Chehadé s'est lancé à fond dans ses nouvelles fonctions. Lors d'une conversation téléphonique privée courant août, il m'avouait même ne pas dormir plus de 5 heures par nuit et avoir dû prendre quelques jours de repos forcé pour ne pas mettre sa santé en danger. C'est dire si les chantiers sont nombreux et compliqués à l'ICANN !
Mais Chehadé n'a pas peur de mettre les mains dans le cambouis. Du 14 au 18 octobre 2012, à Toronto, pour la première réunion internationale de l'ICANN sous sa direction, il a multiplié les consultations avec l'ensemble des acteurs du Landerneau de la gouvernance Internet. Qu'ils soient industriels, professionnels du droit ou représentants gouvernementaux…
Et les premiers résultats ne se sont pas fait attendre. Juste avant la réunion de Toronto, un nouveau système de tri était annoncé pour les 1 923 demandes de nouvelles extensions à traiter. Bien qu'il s'agisse d'une sorte de tombola, ce système considéré comme équitable et simple a reçu un accueil très favorable.

Le nouveau PDG a également annoncé qu'il allait personnellement s'impliquer dans plusieurs dossiers clefs.
Celui de la protection des marques et droits antérieurs d'abord, puisque les inquiétudes restent grandes auprès des détenteurs de droits face à l'arrivée possible de plusieurs centaines de nouvelles extensions ressemblant fort à des .COM.

Se pose aussi la question de la capacité de l'ICANN à faire respecter ses propres règles contractuelles aux gestionnaires d'extensions (registres) et vendeurs de noms de domaine (registrars). A ce titre, Chehadé a déjà frappé fort en plaçant la fonction de contrôle de ces acteurs (ce que les américains appellent "compliance") au sommet de l'organigramme de l'ICANN. Et en établissement un lien de reporting direct entre lui et la directrice de ce département, Maguy Serad.
Une décision saluée aux plus hauts niveaux. Jusque dans un courrier envoyé au président du conseil d'administration de l'ICANN le 4 octobre 2012 par Larry Strickling, le représentant de l'agence gouvernementale américaine pour les télécommunications (NTIA) dont dépendait directement l'ICANN jusqu'à 2009.
Toujours sur les questions contractuelles, depuis plusieurs mois l'ICANN négocie avec les registrars pour amender leur contrat et y inclure notamment des dispositifs de vérification des données personnelles des propriétaires de noms de domaine. Celles-ci ont été demandées par les agences de lutte contre la cybercriminalité comme le FBI ou Interpol, mais sont redoutées par les représentants des Internautes pour leur aspect liberticide. A l'entame de la réunion de Toronto, les négociations apparaissaient bloquées.
Là encore Chehadé, qui a rencontré les représentants des registrars à Toronto (je participais à cette réunion en tant que représentant de la société NetNames, leader européen des services de noms de domaine aux entreprises), a promis de s'impliquer personnellement pour faire avancer le dossier.

Rendez-vous en juin prochain

Les mois à venir seront cruciaux pour l'ICANN. Il s'agit de réussir des avancées concrètes, de lancer les nouvelles extensions sans encombres et de rassurer des gouvernements qui continuent de regarder cet OVNI de la gouvernance avec un mélange de méfiance et de paternalisme.
A l'instar de Barack Obama au moment de son élection, Fadi Chehadé suscite bien des espoirs. Rendez-vous à la mi 2013 pour voir s'il peut se montrer à la hauteur de ces attentes.
Selon le planning actuel de l'ICANN c'est en effet à cette date, en juin ou juillet, que le travail de validation des dossiers de nouvelles extensions devraient s'achever, pour une mise en ligne en 2014…