Damien Geradin (Geradin Partners) "Le démantèlement de Google est inévitable"

Pour l'avocat à l'origine de deux plaintes auprès des autorités de la concurrence européenne et britannique contre Google, la décision finale de la CE sera connue d'ici un an.

JDN. La Commission européenne a adressé à Google courant juin une communication de griefs selon laquelle Google fausse la concurrence dans le secteur de l'adtech. Que se passe-t-il maintenant ?

Damien Geradin est avocat, spécialiste en droit de la concurrence. © Thomas Vanden Driessche

Damien Geradin. La communication de griefs, c'est l'étape finale avant une décision. Google dispose de quelques semaines pour y répondre. S'ensuivra une audience si Google en fait la demande à la suite de laquelle, selon la situation, il pourra encore y avoir un accord à l'amiable, à savoir une décision d'engagements, ou alors une décision d'infraction avec des sanctions. Tout cela s'étalera sans doute durant une année encore. D'autant que Google est une entreprise procédurière : ils tireront toutes les ficelles pour compliquer les choses. N'oublions pas que trois actions en justice contre Google sont en cours d'instruction aux Etats-Unis (dont notamment la procédure lancée en janvier contre Google par le Département américain de la Justice et huit Etats, ndlr). Deux de ces actions iront en en principe au procès au printemps prochain.

Ces procès aux Etats-Unis auront une importance capitale : si on aboutit à une demande de démantèlement de Google, et je pense que ce sera le cas, Google devra en principe s'exécuter. D'autant que l'entreprise fait l'objet d'une série de contentieux supplémentaires. Je représente moi-même un éditeur ayant déposé une plainte contre Google auprès de la Competition and Markets Authority (CMA, ndlr), l'autorité britannique de la concurrence, qui depuis a ouvert une enquête, en mai 2022, toujours en cours et dont on peut espérer une communication des griefs vers la fin de l'année. Je suis convaincu que les autorités américaines, européennes et britanniques vont conclure que le démantèlement de Google est inévitable.

La CE estime en effet que "seule la cession obligatoire, par Google, d'une partie de ses services permettrait d'écarter" les préoccupations de l'autorité européenne en matière de concurrence. Quelles sont les options les plus plausibles pour la conclusion de cette affaire ?

Il y a différentes options possibles mais le scénario le plus plausible est que Google garde ce qui lui vaut le gros de ses recettes, c'est-à-dire sa capacité à agréger la demande (DV 360 et Google Ads) notamment pour ses propriétés (dont le Search, YouTube, etc.). Beaucoup d'experts pensent par conséquent que Google va se séparer de tout ou partie de la pile technologique qui sert à la monétisation des sites tiers, c'est-à-dire ad server et SSP. Dans tous les cas, les produits de Google étant globaux et les décisions venant d'un peu partout - Etats-Unis, Europe, Royaume-Uni, les remèdes structurels seront eux aussi mondiaux. Il faudra ensuite observer ce qui se passera, notamment qui se proposera comme acheteur.

La Commission a ouvert cette procédure en juin 2021. De son côté, en, février 2022, l'European Publishers Council (EPC), représenté par vous-même, a déposé auprès de la CE une plainte contre Google au sujet de ses pratiques publicitaires. L'EPC déclarait alors espérer contribuer à l'enquête de la CE sur l'activité publicitaire de Google. Comment avez-vous reçu la nouvelle de la décision de la CE d'envisager la piste du démantèlement ?

Très positivement, d'autant que j'essaye de convaincre la CE d'ouvrir une enquête contre Google pour ses pratiques d'abus de position dominante dans le secteur des technologies publicitaires au moins depuis 2017. A l'époque cela n'avait pas abouti. C'est pourquoi en 2019, avec News Corp, Le Figaro et le groupe Rossel nous avions déposé une plainte auprès de l'Autorité française de la concurrence (Le Figaro s'est désisté de cette plainte en novembre 2020, ndlr). Entretemps tout le monde a commencé à regarder ce dossier, y compris les Anglais et les Américains. La CE a donc compris qu'il fallait s'y intéresser de plus près. La plainte que l'EPC, l'association que je représente, a formulé auprès de la CE en février 2022 était en ligne avec celle formulée en 2019 auprès de l'Autorité française à ceci près que nous ne nous contenterions pas de remèdes comportementaux : nous avons cette fois-ci demandé des remèdes structurels.

La sanction prononcée contre Google par l'Autorité de la concurrence française en 2021 n'était-elle pas suffisante ?

La décision française a été très importante à deux titres. Tout d'abord, c'était la première fois qu'une autorité européenne reconnaissait que Google avait commis un abus de position dominante sur l'adtech. Google promeut un système de self-preferencing. Présent sur la totalité de la chaîne de valeur de la publicité programmatique, Google a systématiquement favorisé ses propres services au détriment des autres intermédiaires adtech, ce qui a réduit la concurrence au détriment des éditeurs et des annonceurs.

Ensuite, parce que Google lui-même n'a pas contesté cette décision. Ce dossier a été conclu en 2021 à travers une "décision de transaction" : Google ne contestant pas les griefs qui ont été formulés à l'égard de ses pratiques, l'Autorité de la concurrence lui a accordé une importante réduction d'amende (Google a été sanctionné à hauteur de 220 millions d'euros, ndlr). Google a en outre offert un certain nombre de remèdes qui étaient fort compliqués et qui ne m'ont jamais convaincu. Le problème de ses remèdes étaient qu'ils étaient de nature comportementale, donc très difficiles à évaluer et à monitorer.

"S'assurer que Google respecte ses engagements comportementaux est mission impossible"

La stratégie de Google a ensuite été de dire : voilà j'ai proposé des solutions, le problème et réglé, tout va bien. Or, ces remèdes correctifs ne suffisent pas : il faut absolument que Google se désinvestisse d'une partie de la chaîne de valeur publicitaire. Un très gros problème de ce marché, c'est son opacité. S'assurer que Google respecte ses engagements comportementaux, c'est mission impossible. Et même au-delà de cela, Google profite de ce qu'on appelle l'asymétrie d'information : les produits sont tellement compliqués et changeants que personne ne les comprend totalement, même parfois les acteurs du secteur. J'ai moi-même passé un an de mon existence à enquêter pour démêler cette complexité. Aujourd'hui encore, je découvre de nouvelles subtilités.

Geradin Partners, spécialisé en droit de la concurrence, organise deux plaintes collectives pour dommages et intérêts contre Google. Où en êtes-vous ?

En effet, sur la base en partie de la décision française de 2021 et de la quantité massive et chaque jour plus importante de preuves existantes contre Google, nous sommes en train d'organiser deux actions collectives pour dommages et intérêts : une à Londres, que nous avons lancée devant le Competition Appeals Tribunal il y a plusieurs mois, et une aux Pays-Bas, que nous déposerons à l'automne. A Londres, cette class action nous permet de représenter approximativement 150 000 éditeurs de contenu en ligne selon un système opt-out (selon lequel un éditeur qui ne souhaite pas participer à l'action peut en sortir). Aux Pays-Bas, où la décision française de 2021 a force obligatoire, nous allons pouvoir représenter l'ensemble des éditeurs de l'Union européenne. Le système néerlandais étant opt-in, les éditeurs intéressés doivent en revanche manifester leur intérêt. Nous parlons là de milliards d'euros de dommages et intérêts. Rappelons-nous, Google n'a pas contesté les griefs de l'Autorité de la concurrence française, ils n'ont pas fait appel ! Et l'enquête de l'Autorité portait sur une période démarrant en 2014.