BTP : la conception-réalisation est-elle appelée à se généraliser ?

Il y a près de 40 ans, la loi MOP était adoptée afin de garantir une gestion plus transparente des grands marchés publics, séparant par exemple les contrats de conception et d'exécution.

Les entreprises de travaux publics connaissent le moindre alinéa de la loi MOP sur le bout des doigts. Votée en juillet 1985, cette loi a pour objectif d’encadrer les rapports entre les commanditaires (l’État ou des collectivités locales) et les prestataires privés. Dans les années 80, l’idée était d’éviter les détournements et les pots-de-vin. Quarante ans plus tard, les pratiques ont été assainies et de nouveaux besoins sont apparus, en particulier dans le cadre de chantiers hors normes comme ceux conduits par la Société du Grand Paris (SGP). Pour tenir les délais et respecter le budget du Grand Paris Express (GPE), la SGP, sous l’impulsion de son président Jean-François Monteils, a choisi de confier désormais la conception et la réalisation des lots à une même entreprise.

Le Grand Paris, locomotive et laboratoire du BTP français

Le cas du GPE illustre cette problématique. Quelques 68 nouvelles gares sont en train de sortir de terre sur les futures lignes 15, 16, 17 et 18, sans compter les prolongations de la 11 et de la 14, couvrant une bonne partie des besoins des Franciliens. Une vingtaine de tunneliers creusent plus de 200km de tunnels, et toute la profession est sur le pont, entre les trois majors françaises – Bouygues, Eiffage, Vinci – et des consortiums d’entreprises plus modestes, françaises et étrangères, comme Razel-Bec, Demathieu Bard, Impresa Pizzarotti et Implenia. Il fallait bien cela pour tenir la cadence du plus gros chantier actuel en Europe.

Depuis les premiers coups de pioche en 2016, les travaux sont allés bon train mais ont pris du retard, entre autres à cause de la pandémie de 2020. Les appels d’offres initiaux, séparant la conception et la réalisation des projets comme le recommande la loi MOP, ont montré leurs limites : perte de temps, dépassements de budget, ressources humaines supplémentaires… L’argument de la bonne gouvernance financière des projets a lourdement pesé dans la balance, au moment d’opter pour des contrats de conception-réalisation. En décembre 2017, la Cour des comptes avait pointé du doigt les dérapages budgétaires. Selon Frédéric Brédillot, membre du directoire de la SGP, « en identifiant et en objectivant les risques stratégiques auxquels la SGP faisait face, au titre de la réalisation du projet lui-même et pour les besoins de son financement, le rapport de la Cour a constitué une étape déterminante dans l’adaptation de la SGP aux nouveaux enjeux auxquels elle était confrontée. » La SGP a donc changé son fusil d’épaule et décidé d’attribuer les lots selon le principe de conception-réalisation. Les deux dernières salves d’appels d’offres en « co-réa » sont d’ailleurs attendues au printemps et à l’automne 2023, dont celles convoitées des lignes 15-est et 15-sud.

L’une des majors du BTP français, Eiffage, mise beaucoup sur cette double attribution. « La conception-réalisation permet au client de se reposer sur l’entreprise pour l’optimisation du projet, selon deux logiques complémentaires, explique Guillaume Sauvé, président d’Eiffage Génie Civil et d’Eiffage Métal. En matière de coûts, l’entreprise est libre de ses solutions techniques. En matière de gestion de projet, c’est à l’entreprise “menante” d’un groupement qu’incombe la coordination et l’interface technique entre tous les lots, avec tous les contributeurs, débarrassant le client de ces tâches chronophages. » Eiffage avait d’ailleurs appliqué la même recette sur le grand chantier du LGV Bretagne-Pays de la Loire entre 2011 et 2017, avec succès. Selon le dirigeant d’Eiffage, ce principe de conception-réalisation fait reposer la gestion des risques et le développement d’innovations techniques sur le prestataire et permet alors au maître d’œuvre de se concentrer sur d’autres tâches comme « le dialogue avec les parties prenantes sur le terrain et la vision globale du projet ». Un avantage non négligeable pour le donneur d’ordre : dans le cas du Grand Paris, le rôle de la SGP ne se limite pas à la construction d’un nouveau réseau de transports, la SGP revisitant en profondeur l’aménagement du territoire pour de nombreuses communes d’Ile-de-France.

En somme, à chacun son rôle : « Il faut que chacun assume les responsabilités de son ressort, poursuit Guillaume Sauvé. Le client doit apporter la plus-value là où il est le seul à pouvoir le faire : établir le cadre global de réalisation du projet, et en garantir la stabilité dans la durée. Notre responsabilité de concepteur-réalisateur est de deux ordres : par le dialogue en amont des attributions, il s’agit de permettre au donneur d’ordre de confronter d’emblée ses souhaits avec la réalité d’une future construction, et donc d’aboutir, beaucoup plus vite qu’avant, à des solutions opérationnelles.

La conception-réalisation répond aux enjeux techniques

Mais il n’y a pas que les chantiers parisiens dans la vie. À Toulouse par exemple, un consortium vient de remporter, fin 2022, le contrat pour le prolongement de la ligne B qui rejoindra à terme la future ligne 3 du métro de la ville rose. Aux manettes du projet, l’entreprise Demathieu Bard – également impliquée sur le GPE – va concevoir et réaliser cette prolongation de ligne, comprenant par exemple un viaduc de 2,2km. Ce chantier en conception-réalisation se fera en collaboration avec trois autres entreprises (Mas BTP, ETPO et Matière). Toujours à Toulouse, Demathieu Bard a également remporté, début 2023, un autre contrat pour la ligne C du métro, en partenariat avec l’entreprise suisse Implenia, pour la « co-réal » d’un tunnel de 4km. « Notre confiance repose d’une part sur la maîtrise technique d’activités de spécialités, d’autre part sur notre capacité à nous positionner en amont des opérations, à travers des procédures très diversifiées, avance René Simon, le PDG de Demathieu Bard. Dans les marchés de conception-réalisation auxquels nous nous présentons, nos offres figurent très fréquemment dans la sélection finale. » Pour l’entreprise originaire de Moselle, comme pour Eiffage, l’option de la conception-réalisation a été gagnante.

Restons dans le sud de la France où les chantiers en conception-réalisation répondent de plus en plus à de nombreux besoins, comme ceux des infrastructures hydrauliques. Dans le sud-est, l’entreprise Société du Canal de Provence (SCP) gère par exemple la conception et la construction de barrages, de canaux et de galeries souterraines. Selon son directeur de l’ingénierie Bruno Grawitz, la conception-réalisation de grands ouvrages complexes comme les barrages apportent de vraies garanties de sécurité : « La loi définit un processus réglementaire qui vise à garantir la sûreté des barrages dès les études de conception et durant toute leur vie. La direction du service de l’eau pilote l’exploitation, la maintenance et la surveillance des ouvrages hydrauliques. Mais la SCP bénéfice aussi d’une ingénierie intégrée, la direction d’ingénierie et des services, avec un service topographie et des équipes spécialisées en charge de l’interprétation des mesures d’auscultation, de la réalisation des rapports réglementaires, comme les études de dangers sur les grands barrages et les différentes études techniques relatives aux ouvrages. » Tenir les chantiers de A à Z est là aussi gage de réussite.

Les réalités du terrain et les impératifs du développement durable motivent également ce choix de la conception-réalisation. Surtout dans des zones fortement peuplées où la gestion des chantiers doit être optimale afin de réduire le plus possible les nuisances comme à Paris où le GPE impacte la vie des riverains. « Le tronçon Est de la ligne 15 se situe, comme l’ensemble de la ligne 15, dans un milieu fortement urbanisé et géologiquement complexe, souligne Bernard Cathelain, membre du directoire de la SGP. C’est pourquoi, l’expérience acquise sur les travaux de génie civil sur le tronçon sud nous a conduit à opter pour une passation de marché sous le régime de la conception-réalisation afin de mieux maitriser les risques, les coûts et les délais. Nous entrons désormais dans la phase de dialogue compétitif avec les entreprises qui se sont fortement mobilisées. » Des entreprises qui, fortes des contraintes imposées par le donneur d’ordres, ont également profité de l’occasion pour développer des innovations tant sur la gestion du bruit et des déchets que sur les émissions de gaz à effet de serre.

La question climatique est en effet devenue un défi essentiel pour les entreprises du BTP, qui développent de nouvelles solutions techniques comme le béton fibré. L’impact carbone du secteur est en effet scruté à la loupe. « Il nous faut agir sur l’ensemble de la chaîne de valeur, depuis la conception jusqu'à la réalisation, souligne François Dutilleul, président du groupe de BTP familial Rabot Dutilleul, basée dans le nord de la France. Mais il nous faut investir dans de nouvelles méthodes de travail et de nouvelles compétences, car piloter la conception d'un bâtiment n’est pas la même chose que piloter les travaux. » Concevoir en amont ce qui sera réalisé sur les chantiers par les équipes d’une même entreprise permet de gagner en temps et en efficacité, et en transparence. Ces différents exemples conduiront peut-être les pouvoirs publics à revoir de fond en comble la fameuse loi MOP de 1985. Non pas pour remettre au goût du jour les pratiques douteuses qui avaient amené son élaboration, mais pour permettre plus de latitude aux entreprises de génie civil. Tout le monde a à y gagner.