Diriger en temps de crise, un ministre témoigne

En période de crise, les dirigeants d'entreprise peuvent parfois s'inspirer de la politique. La gestion de l'après révolution tunisienne est un exemple qui mérite d'être étudié.

    

Invité par l’IMD Alumni Club de France et l’Alumni Alliance, le Dr. Tawfik Jelassi ministre de l’Enseignement supérieu, de la Recherche scientifique, et des technologies de l’information et de la communication dans le gouvernement tunisien de transition démocratique (2014-2015) vient de partager les précieux enseignements tirés de son expérience de Ministre de transition dans un pays qui parcourt un chemin difficile vers la transition démocratique. Il apparaît que ces enseignements peuvent aussi éclairer les dirigeants d’entreprise qui pilotent des transformations délicates.

Le Leadership dans un contexte de forte turbulence

Suite à sa révolution de janvier 2011, la Tunisie a connu des périodes difficiles pour compléter sa transition démocratique. Pendant l’été 2013, suite à une série d'assassinats politiques, une profonde crise n’a vu son dénouement pacifique que grâce au dialogue national dirigé par le Quartet (formé de quatre associations de la société civile). Une feuille de route a été mise en place stipulant notamment la nomination pour un mandat limité d’un gouvernement de technocrates.

Tawfik Jelassi, un universitaire tunisien basé de longue date à l'étranger, s’est vu confié un important portefeuille ministériel dans ce gouvernement. Au cours de sa conférence, il a relaté les défis et les difficultés auquel le gouvernement de transition a fait face, l’approche de leadership qui a été utilisée, ainsi que les réformes qui ont été initiées. Il a aussi présenté les enseignements qu’il a tirés de son expérience de ministre de transition dans une start-up de démocratie. 

Des enseignements précieux pour les Leaders d’entreprise

En janvier 2011, un jeune, diplômé au chômage, essaie de subsister à l’aide de petits boulots. Marchand ambulant, il subit un contrôle policier qui révèle qu’il n’est pas en règle. Le contrôle tourne mal et, terriblement humilié, le jeune diplômé chômeur décide de s’immoler et périt. En Tunisie, c’est "le suicide de trop" et le pays s’enflamme. Un mois après, le Président Ben Ali, solidement arrimé au pouvoir depuis 25 ans, prend la fuite.

Pourquoi cette fois-ci, ce soulèvement a-t-il réussi alors que tant de soulèvements ont été réprimés auparavant et sévèrement ? La réponse est dans le rôle joué par les réseaux sociaux. Le régime de Ben Ali ne l’avait pas intégré. C’est un message pour tous les gouvernements en place aujourd’hui. La fulgurance des événements, relayés massivement par internet et les Smartphones a permis de faire monter la révolte à un niveau incontrôlable. Après la chute de la dictature, dans l’émotion et l’inquiétude, des élections démocratiques sont organisées. Elles permettent au Parti Islamiste d’arriver au pouvoir de manière tout à fait régulière. Seulement, un an après, un  leader de l’opposition a été assassiné et cinq mois plus tard, un élu du parlement est abattu. Nous sommes en juillet 2013. Des manifestations éclatent demandant le départ du gouvernement islamiste et le pays est au bord du chaos. Mais les islamistes refusent d’obtempérer. Mais cinq mois plus tard, en décembre 2013, ils acceptent de renoncer au pouvoir. 

Pourquoi ce revirement ? Est-ce parce que l’armée en Egypte vient de destituer le Président égyptien, islamiste démocratiquement élu et que ce qui s’est passé chez un voisin pourrait se reproduire pour les islamistes au pouvoir en Tunisie ? Les frontières ne sont plus étanches pour aucun pays…

Un nouveau Premier ministre est nommé en Tunisie, apolitique et peu connu. Pour constituer son équipe gouvernementale, on lui présente un dossier de trois cent Curriculum Vitae, de personnes qui lui sont recommandées. Le nouveau premier Ministre opère lui-même une première sélection de soixante dix candidats ministres pour en choisir finalement vingt et un. 

Quand le 25 décembre 2013 le téléphone portable du Dr. Jelassi sonne à Roissy, alors qu’il part en vacances de fin d’année avec sa famille, il ne se doute pas que le tout nouveau premier ministre, qu’il ne connait pas, a décidé de lui proposer un grand ministère "taillé sur-mesure". Stupéfait de cet appel complètement inattendu et étant en route pour les Etats-Unis, il ne pouvait pas se rendre à Tunis 'dans l’après midi ou le lendemain' comme le lui demandait le Premier Ministre mais y sera deux semaines plus tard pour l’entrevue attendue en urgence. La famille en était pourtant fort opposée à ce qu’il accepte ce poste de crainte pour sa sécurité !

D’entrée de jeu, le Premier Ministre est très clair, il va choisir des personnes qu’il ne connait pas, qui sont très compétentes dans leur domaine, qui n’ont fait allégeance à aucun parti politique et qui sont intègres. Voilà les quatre critères de décision explicités sans ambages.

 

Une équipe gouvernementale très diverse qui nécessite un gros effort de cohésion

Un tiers des nouveaux ministres n’habitaient pas en Tunisie avant d’être nommés.  Lorsque le gouvernement est présenté, seulement trois femmes apparaissent sur la photo. Personne n’a l’air très rassuré à l’exception de deux ministres dont la posture paraît plus ouverte, le ministre des Affaires religieuses et celui de la Défense. "Dieu et l’Armée les protègent peut être !" plaisante le Professeur.

Comme les nouveaux ministres ne se connaissent pratiquement pas et ignorent jusqu’à la personnalité du chef du gouvernement, que faut-il faire pour créer la cohésion ? Chaque week-end, le Premier ministre et ses ministres se donnaient à des activités de Team Building. Aujourd’hui, l’équipe de foot créée à l’époque continue de réunir les amis, lorsqu’ils se retrouvent à Tunis. Selon le Dr. Jelassi "ces week-ends de team building sont essentiels pour créer un esprit d’équipe autour de deux valeurs partagées, la solidarité et le respect".

Une équipe soudée et un organe de décision clairement responsable

Pour pouvoir décider rapidement, lorsqu’on ne peut pas attendre le prochain Conseil des ministres, un comité de crise est créé, composé de quatre ministres autour du Premier ministre. Ainsi ce petit groupe courageux et soudé a-t-il osé prendre suite à deux actes terroristes ayant tué de nombreux soldats, la décision, o combien difficile, de fermer quatre vingt mosquées d’un seul coup, un dimanche matin. Des discours djihadistes inacceptables y étaient prononcés.

Des équipes de projet pluridisciplinaires créées hors hiérarchies

Pour produire des réformes rapidement, sans subir les lenteurs d’une administration pléthorique (800 000 fonctionnaires pour onze millions d’habitants), un "laboratoire de gouvernement" est créé. Il est composé de fonctionnaires de talent, détachés de leur administration et hébergés dans un bâtiment indépendant et commun, dont les bureaux sont aménagés en "Open Space" à tous les étages. Des fonctionnaires de compétences différentes sont regroupés par projet de façon à ce que chaque projet ait accès à la compétence disponible dans chaque ministère. Ces équipes pluri-disciplinaires permettent un diagnostic et une synthèse des informations existantes, et disséminées, en un temps record. Sans rétention.

En neuf mois, ce dispositif permet à l’équipe gouvernementale de structurer un plan de réformes ambitieux en urgence. Le laboratoire du gouvernement agit comme un Think Tank et teste aussi les outils et les réformes qu’il conçoit.

Voilà quelques principes de gouvernement bien utiles et applicables dans les grandes entreprises aujourd’hui, pour conduire une transformation rapide.

Quelques mois après la fin du mandat du gouvernement des technocrates, la Tunisie à travers le « Quartet » s’est vue octroyer le prix Nobel de la paix pour l’année 2015, récompensant ainsi sa transition démocratique réussie. 

Lorsqu’on demande au Professeur Jelassi, pour conclure,  ce qu’il ferait et qui serait de nature à transformer durablement son pays et son administration, s’il était rappelé aux affaires, sa réponse fuse immédiatement : "la transformation digitale… car elle permet aussi de changer les mentalités".