Les managers ont une responsabilité politique (même s’ils ne sont pas les seuls)

Il est commun de croire que la responsabilité des entreprises se borne à leur bilan, leur compte de résultat et la conformité de leurs activités aux lois. C’est omettre que ces activités, pour exister, s’inscrivent dans une société dont les entreprises sont une partie prenante majeure.

Réduire l’entreprise à son cadre légal n’a pas plus de sens que de réduire un mariage à son contrat : ce qui importe est le vécu concret des personnes. Un détour pour considérer notre monde tel qu’il est structuré, permettra de mieux saisir la place réelle du fait managérial et entrepreneurial.

L’impuissance personnelle à agir

Si chaque époque vient avec son lot d’inquiétudes, la nôtre a ceci de particulier que ses troubles ont acquis une dimension planétaire : la dégradation des écosystèmes et du vivant, les avancées aveugles de techniques de pointe dont nul n’est capable d’envisager les conséquences systémiques, les dettes financières accumulées au-delà de toute vraisemblance de solvabilité, la remontée rapide des inégalités(1), l’essaimage d’une hyper-violence ponctuelle mais récurrente avec le terrorisme et les tueries locales.

Beaucoup se demandent que faire, et beaucoup renoncent à tenter d’agir, certains de leur impuissance devant des phénomènes de tant d’ampleur et de complexité. Comme si l’action politique était devenue vaine ou inaccessible, incapable de porter aucun bien commun, comme s’il n’était plus possible d’avoir quelque prise sur le cours du monde.

Cette aboulie est légitime, elle est inévitable quand on considère la politique selon les canons désormais classiques de la modernité. Pour agir, il faut savoir où porter son effort, à quel niveau le situer. C’est ce point qui est devenu obscur et qu’il importe de clarifier. Quelle est la structure politique vivante et agissante aujourd’hui ?

La destitution des institutions

Qu’il s’agisse de réduire le chômage et la pauvreté, de préserver la biodiversité et l’environnement, d’assurer un approvisionnement énergétique soutenable, un bon niveau de santé publique, un urbanisme sain, une justice efficace, et de gérer les flux migratoires tant internationaux qu’intérieurs, l’incapacité de la plupart des pays à prendre en main leur destinée est devenue flagrante. Les États semblent subir des dynamiques qui les dépassent et sur lesquelles ils n’ont plus de capacité d’action.

Même les gouvernements les plus radicaux, ceux de Grèce ou d’Italie par exemple, ne parviennent pas à imprimer leurs orientations. Et ceux qui ont réussi à marquer une rupture, comme au Venezuela, ont surtout précipité leur chute. Ailleurs, des pays qui portaient le modèle de la modernité politique, comme l’Irak, la Syrie ou la Libye, ont périclité dans le chaos.

L’action politique, depuis l’âge classique, avait un cadre type clair, l’État-nation : un peuple réuni dans un organe politique simple qui le récapitule. Là où ce modèle triomphait – le monde occidental et sa sphère d’influence –, ce dispositif et ses institutions corollaires sont maintenant sinon en ruine, du moins en crise.

Il faut à toute politique un corps social constitué, c’est-à-dire des cadres de sociabilité, des références et des aspirations communes. Ces fondements manquent aujourd’hui.

Que citer ? L’effondrement de la famille, minée par le divorce généralisé, les unions transitoires, les recompositions fragiles et la multiplication des parents isolés. La baisse de l’espérance de vie au cœur des pays prospères, à cause des suicides et des opioïdes. La décrépitude des références morales : avec une église catholique incapable de faire la lumière sur ses crimes et turpitudes, et dont même les prêtres se donnent la mort ; avec des personnalités publiques déshonorées par la corruption et par l’abjection de leurs mœurs (#MeToo, #BalanceTonPorc, #LigueDuLOL) ; avec des médias discrédités à force de jouer les propagandistes sans pudeur et de vilipender leur public(2), et devenus inaptes à se faire entendre dans le tohu-bohu des réseaux sociaux. Et la contestation systématique et permanente des pouvoirs en place, dans des manifestations de plus en plus nombreuses et durables, qui atteignent des sommets de mobilisation sans obtenir aucun résultat(3).

En France, s’ajoute à cela une fonction publique très présente dans le quotidien du pays mais paupérisée, de moins en moins efficace, parfois en déroute comme le montrent de trop nombreux rapports des Cours des comptes ou comme l’a révélé le #PasDeVague, et crispée sur ses petits privilèges comme jadis l’aristocratie terrienne du 18e siècle.

Vu ainsi, on semble assister à la déstructuration du monde. Il s’agit plutôt de la fin d’une époque, et celle-ci ne doit pas occulter l’émergence d’autres axes politiques.

L’ordre impérial

La décadence des institutions de l’État-nation n’a pas laissé le monde dépourvu d’acteurs politiques opérants. Bien au contraire, la planète semble découpée en aires d’influence d’un petit nombre de puissances : les États-Unis et leurs protectorats (Amérique latine, Europe, Océanie, Japon), la Chine (qui s’affirme sur l’ensemble de l’Extrême Orient), l’Inde (mais qui reste centrée sur soi), la Russie (qui œuvre à se rétablir), et les candidats à la succession de l’Empire ottoman (Turquie, Iran et Arabie saoudite). L’Afrique, comme depuis trois siècles, reste un terrain d’affrontement entre les puissances du moment.

Ces puissances ne relèvent pas de dirigeants nominatifs, mais plutôt de systèmes politiques qui les régulent, par-delà le personnel qui en occupe les postes visibles. Ces derniers passent, mais la régulation de leur part du monde demeure et se perpétue, au besoin par des mesures autoritaires. À ce niveau de pouvoir, il n’est évidemment pas question de démocratie : les alternances partisanes ici ou là ne modifient qu’à la marge la marche de ces grands ensembles politiques. Vus sous cet angle, la défiance et le désengagement qui finissent d’épuiser les systèmes représentatifs nationaux sont la preuve et la conséquence de la lucidité des peuples.

Un tel ordre, parce qu’il est supranational, peut être qualifié d’impérial(4). Cependant, il n’épuise pas la question politique. D’autres structures, à plus petite échelle, sont à l’œuvre.

L’ordre communautaire

Le double corollaire de l’essor des néo-empires est la déconstruction de l’État-nation et de ses bases sociales, et l’émergence de solidarités plus proches, plus mimétiques. Ces solidarités se nouent sur deux plans qui se recoupent : la sympathie idéologique, et le regroupement territorial, la première se retrouvant souvent dans le second car les populations ont tendance à se regrouper par affinité.

Ce phénomène est appuyé par l’exaspération des tensions partisanes et des polarisations idéologiques, entretenues par les puissances pour se maintenir.

On voit ainsi émerger des pôles identitaires, qui tendent à devenir communautaires. Ainsi, en France, des conservateurs (Manif pour tous, droite hors les murs...), des libéraux (cadres internationalisés, réseaux d’affaires...), des post-humanistes (LGBT, transhumanistes, militants végan et climatiques...), des altermondialistes (anticapitalistes, ZADistes...), des populistes (bonnets rouges, gilets jaunes...), et des islamistes (salafistes, fréristes...) ― pour citer les pôles les plus saillants.

Ces foyers mimétiques dessinent des lignes de fracture profondes au sein de la société, et recomposent progressivement les territoires en se les appropriant. Ce faisant, ils rouvrent des espaces démocratiques locaux, donc des axes d’action politique pertinents et légitimes. De fait, si les élus ont aujourd’hui encore quelque efficace, s’ils peuvent infléchir le courant des choses, cela ne se joue pas au national mais en proximité – sur le plan communal5, au plus départemental. Et même si ce niveau est négligé, et souvent affaibli et délabré, là seulement vit encore l’ancien cadre institutionnel.

Cependant, ces espaces communautaires ne suffisent pas à assurer le lien concret entre les grands systèmes politiques des néo-empires, et la vie de leurs habitants. Un autre maillon essentiel est à l’œuvre.

L’ordre organisationnel et managérial

La majeure partie de nos vies contemporaines est liée à des institutions : entreprises, administrations, associations. Nous naissons dans des hôpitaux ; nous apprenons dans des écoles ; nous recevons notre argent des entreprises ou des administrations ; nous achetons nos biens de première nécessité, nos loisirs et nos rêves auprès de sociétés commerciales ; notre enterrement même est payé par des compagnies d’assurances… Tous les objets et les services qui font notre quotidien ont été créés et produits dans le cadre de ces structures collectives, et nous les connaissons par leurs marques commerciales autant que par leurs noms génériques.

Notre temps est celui des organisations(6), des regroupements volontaires et structurés en vue d’un but limité. Par leurs produits standardisés, par leur marketing, par leurs chaînes logistiques, par leurs normes sociales et leurs règles internes, elles sont la structure même du monde(7). L’entrelacs de ces organisations constitue l’essentiel de la société où nous vivons.

Ce phénomène est si évident et si massif, mais si neuf en même temps, que nous ne le voyons pas. Pour en prendre la mesure, il faut se projeter quelques siècles en arrière et considérer le cadre de vie d’alors. Les personnes commerçaient peu et utilisaient principalement leurs productions domestiques ou l’aide de leurs proches : on naissait avec la sage-femme du lieu ; on grandissait chez ses parents en les aidant à l’ouvrage ; on gagnait son argent en vendant ses surplus ; on achetait quelques biens nécessaires auprès de personnes qui les produisaient elles-mêmes ; on utilisait ses propres moyens pour voyager, à pied ou avec ses bêtes ; et on était enterré par sa famille. La misère des populations qui perpétuent ce mode d’existence prouve qu’il n’est plus possible de vivre ainsi.

Quoi que nous décidions de faire, les biens et les services dont nous avons besoin pour le réaliser nous sont tous fournis par des institutions. Nous sommes désormais totalement tributaires du maillage des organisations, que dans le même temps chacun de nos actes contribue à tisser. Ces organisations sont le monde où nous vivons, où nous travaillons, où nous communiquons, où nous échangeons, où nous nous rencontrons, où nous nous lions les uns aux autres, et nous le façonnons par elles(8).

Or le cadre des organisations n’est plus celui des États-nations mais de règles plus vastes, qui relèvent de l’ordre économique mondial posé par les puissances dominantes, les néo-empires(9). Ainsi font-elles le lien concret entre la gouvernance globale et le quotidien des gens. Elles se trouvent donc être aujourd’hui le lieu politique par excellence.

En ce sens, l’ordre managérial qui prévaut dans les organisations a bien plus d’importance que ce qu’il paraît : il est la structure de gouvernance concrète du monde. Certes, le pouvoir y est considérablement dilué, de par le nombre des organisations et les hiérarchies propres à chacune, mais il n’en existe pas moins et a une efficacité(10).

L’action politique aujourd’hui

Les deux véritables terrains politiques aujourd’hui sont les institutions locales, d’une part, et le management des entreprises, d’autre part. C’est là donc que doit se jouer l’engagement concret pour le bien commun.

Tandis que beaucoup de militants politiques visent les enjeux nationaux, quand bien même ils parviennent au pouvoir, leurs actions sur ces derniers se révèlent largement inopérantes. L’État central est devenu, pour une large part, une chimère. Et l’ordre impérial semble peu atteignable tant il est systémique. Le véritable niveau où agir, parce qu’il est possible d’y avoir un impact réel, est territorial, de proximité.

De même, la plupart des managers dans les organisations, notamment les entreprises, ne considèrent que leur périmètre formel et les objectifs opérationnels qui leurs sont assignés, sans prendre en compte la portée plus large de leurs actes. Ce domaine d’action est aussi négligé par ceux qui aspirent aux responsabilités politiques et qui ne voient pas le rôle structurant de l’ordre organisationnel dans l’espace public. Il y a pourtant bien là un enjeu majeur pour le bien commun, que nul autre que le management ne peut saisir.

Notes
  1. Cf. Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013.
  2. La notion de fake news (information biaisée), qui obsède les médias, est un procédé classique de propagande, qui consiste à disqualifier a priori certains types de nouvelles comme étant de la désinformation reçue et colportée par des esprits naïfs. La réalité est que toute information est nécessairement porteuse de biais, par la rhétorique employée pour la présenter, et parce qu’elle a été choisie pour être présentée au public, tandis que d’autres faits, jugés moins importants, ont été écartés.
  3. En France, récemment : les manifestations contre la loi Travail, la Manif pour tous, les Marches pour le climat, les Gilets jaunes...
  4. De même que Rome fut longtemps un empire indépendamment des aléas de sa tête, qui put aller jusqu’à se diviser en deux sans se perdre pour autant.
  5. Voir par exemple Mathieu Rivat, Ces maires qui changent tout : le génie créatif des communes, Actes Sud, 2017.
  6. Voir Henry Mintzberg, Le Management : Voyage au centre des organisations, Éditions d’Organisation, 1990, édition révisée 2004, pages 11-13 et 597 et suivantes ; et Peter Drucker, Les nouvelles réalités, InterEditions, 1989, pages 75 et 93-97.
  7. Les GAFAM sont emblématiques de cette structuration du monde par les entreprises : à elles cinq, elles fournissent l’infrastructure globale des moyens de communication. En réalité, secteur par secteur, un petit nombre d’entreprises tiennent les marchés et les façonnent. Ainsi du pétrole, de l’aviation, de l’automobile, des produits d’hygiène et de beauté, etc.
  8. Le développement du travail indépendant ne contredit pas cette dynamique des organisations : il s’agit d’accroître le volant de prestataires, c’est-à-dire de supplétifs, pour permettre plus de souplesse donc un meilleur ajustement des ressources aux besoins. Les principaux apporteurs d’affaires aux travailleurs indépendants restent les grandes entreprises.
  9. Ce qui est corroboré par le fait que les plus grandes entreprises échappent pour partie aux réglementations et fiscalités nationales. Cette réalité ne signifie pas qu’elles opèrent sans cadre, ce qui serait impossible car tout marché nécessite une forme de régulation pour bien fonctionner. Leur cadre est plus large : il s’agit des accords internationaux fixés par les grandes puissances, en grande partie sous l’influence du monde économique.
  10. La prise de conscience de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) va dans ce sens : les organisations sont plus que des acteurs économiques, elles ont un impact social qu’elles doivent assumer. Elles sont donc porteuses d’une part du bien commun, et relèvent dès lors d’une forme d’action politique.