De Messenger à Rooms en passant par Slingshot et Paper : quel succès pour les nouvelles applis de Facebook ?

Depuis 2011 Facebook Inc. a lancé 8 applications grand public en plus de l'appli principale Facebook : Messenger, Caméra, Poke, Paper, Slingshot, Bolt, Hyperlapse et Rooms. Quel succès pour chacune de ces tentatives ? Comment faire sens de la stratégie de diversification de Facebook sur mobile ?

Facebook.com rassemble plus d’un milliard d’utilisateurs chaque mois sur mobile, et 66 % de ses revenus viennent de ce canal.  Les mobinautes passent en fait 20 % de leur temps sur Facebook !
Le succès de Faceook sur mobile, que ce soit du point de vue de l’audience ou de la monétisation, n’est plus à démontrer.
Instagram (acquis en avril 2012,) et Whatsapp (février 2014) restent deux autres succès d’audience phénoménaux qui ne se démentent pas, bien que plusieurs crans en-dessous. Leur monétisation est encore incertaine, mais ce ne sera pas le sujet du jour.

Quid maintenant de la stratégie de diversification sur mobile du géant bleu au-delà du navire amiral et des succès rachetés ?

Nous ne considèrerons pas là les enjeux de monétisation, seulement ceux de croissance et de conquête d’audience si cruciaux pour le secteur des social media en vertu de l’effet de réseau. La conquête d’une audience captive est aujourd’hui de toute façon une condition suffisante pour garantir à plus ou moins moyen terme la fameuse monétisation aux yeux des barons de la Silicon Valley.
Nous ne nous pencherons pas non plus sur les applis à public restreint que sont Facebook Mentions (pour les personnes publiques et organisations) et Facebook Pages Manager (pour les marketeurs). Nous laissons aussi de côté Home qui est une application pour Android seulement, d’un genre très particulier (laisser Facebook prendre le contrôle de son écran d’accueil).

Facebook Inc. a ainsi lancé à ce jour 8 applications grand public :

  • Facebook Messenger (lancée en août 2011, 200M d’utilisateurs mensuels en avril 2014, entre 500M et 1 milliard de téléchargements sur Google Play à date, et aussi l’application la plus téléchargée aux Etats-Unis tous secteurs confondus sur Google Play et iOS ce mois-ci selon App Annie),
  • Facebook Camera (lancée en mai 2012, présentée par la presse comme la réponse à Instagram, fermée en mai 2014),
  • Facebook Poke (lancée en décembre 2012, présentée par la presse comme la réponse à Snapchat, fermée en mai 2014),
  • Facebook Paper (lancée en jan 2014, uniquement sur iOS, 30ème appli d’infos la plus téléchargée aux Etats-Unis ce mois-ci, mais absente du top 1500 général comme du top 1500 des applis de social média),
  • Facebook Slingshot (lancée en juin 2014, présentée par la presse comme la seconde réponse à Snapchat, moins de 500k téléchargements sur Google Play à date, et 530ème appli photo/vidéo la plus téléchargée aux Etats-Unis ce mois-ci),
  • Bolt via Instagram (lancée en juillet 2014, environ 150ème application photo/vidéo la plus téléchargée ce mois-ci sur les marchés annexes où elle est expérimentée comme l’Afrique du Sud ou la Malaisie),
  • Hyperlapse via Instagram (lancée en août 2014, uniquement sur iOS, 60ème appli photo/vidéo la plus téléchargée aux Etats-Unis ce mois-ci et 645ème au classement général US),
  • Facebook Rooms (qui vient de se lancer fin octobre 2014).

Quel sens donner à toutes ces expérimentations mobiles ?

Il convient d’abord de lire l’"Evangile selon Saint-Mark", d’où il ressort que Facebook Inc. est une fusée à 3 étages :
1. Facebook l’originale, qui fait la course loin devant.
2. Les gros succès d’audience que sont Instagram, Whatsapp et Messenger, “They will probably be the next things that will become businesses at Facebook. But you want to fast-forward three years before that will actually be a meaningful thing”.
3. Tout le reste, pour lequel Mark Zuckerberg est heureux de prendre le temps, et confié aux nouveaux « Creative Labs » (lancé en jan 2014) : “Maybe in three to five years those will be in the stage where Instagram and Messenger are now”.
On comprend donc que Messenger doit ainsi être détaché des 7 autres applications évoquées pour lesquelles, semble-t-il, rien ne presse.
Pour l’expliquer, Josh Miller, Product Manager de l’appli Rooms, aime faire référence aux propos des fondateurs de Twitter (“Look, a year and half in with Twitter, we weren’t really sure if it was working.
The growth was kind of flat”) et même Snapchat (“Evan Spiegel, the founder of Snapcha tweeted at me that Snapchat took a year before it had any growth at all, and a lot of products these days he thinks see this unnecessary pressure to grow quicker”).

La stratégie mobile de Facebook doit aussi être vue à travers un autre prisme :

A. « The great unbundling », ou la création d’applications dédiées à des fonctionnalités populaires du réseau,  pour en faciliter et augmenter l’usage, avec en toile de fonds la conservation de son identité Facebook.
B. L’expérimentation de nouveaux concepts avec une remise en cause de la sacro-sainte Facebook-connexion.

Détaillons quelque peu les 2 approches.

L’approche A, the « great unbundling »

Elle a commencé avec Messenger. Facebook s’est longtemps cherché avec la fonctionnalité chat.
Au départ, Facebook s’est contenté sur le mobile de reproduire toutes ou presque ses fonctionnalités desktop dans une même application, réflexe naturel. Le seul problème, c’est que l’espace étant plus réduit, les fonctionnalités se retrouvent moins visibles, voire enterrées dans menus et sous-menus. Cela n’a l’air de rien, mais quelques « taps » et secondes de trop pour envoyer un message de chat, c’est une des raisons qui a permis l’explosion de Whatsapp, qui en faisait sa seule fonctionnalité. Facebook a fini par lancer Messenger, en 2011, mais l’usage a progressé doucement au début car l’application n’était pas bien mise en avant.
Facebook a constaté cependant que les utilisateurs de Messenger chattaient plus que ceux qui n’avaient que l’appli Facebook (sur Messenger on répond aussi 20% plus rapidement aux messages). C’est alors que s’est produit un virage stratégique majeur en avril dernier : Facebook a commencé à forcer certains utilisateurs à télécharger l’application Messenger pour accéder à leurs simples messages Facebook sur mobile, obligation étendue à tous les utilisateurs du réseau dès fin juillet.
Le résultat ne s’est pas fait attendre : alors qu’on comptait 200M d’utilisateurs mensuels en avril dernier soit 1/5 des utilisateurs mensuels de Facebook mobile, Messenger en compte probablement au minimum 500M aujourd’hui*, soit un peu moins de la moitié du chiffre de Facebook ! Et pas si loin que ça de Whatsapp (600M) !
*[Je pars des chiffres de téléchargement sur Google Play  (entre 500M et 1 milliard), de la part de marché d’Android (80 %), et je considère que le taux d’utilisateurs mensuels/téléchargement est le même entre Facebook et Messenger (généreux sans doute pour Facebook) et enfin que le rapport du nombre de téléchargements de Facebook à celui de Messenger est constant entre Android et total (Android+iOS)]
Il est ainsi très possible que Facebook donne bientôt son application à d’autres fonctionnalités très populaires sur Facebook comme les Groupes (utilisés par 500M de personnes chaque mois) et les événements afin d’éviter que des startups sorties de nulle part lui dament le pion.

La défunte application Faceboook Camera (mai 2012-mai 2014) participe aussi de cette stratégie de « grand déballement ». Loin en fait d’avoir été pensée comme la réponse à Instagram comme la presse voulait le faire croire, il s’agissait surtout de permettre aux utilisateurs Facebook de mettre en ligne plusieurs photos d’un coup là où cela n’était pas encore possible sur l’appli mère. Facebook n’aime pas trop jouer aux apprentis-sorciers sur son appli principale. En effet un moindre changement peut potentiellement donner lieu à une baisse de l’utilisation et donc des revenus. Camera a ainsi surtout servi au final à tester sans risque une nouvelle technologie. Avec succès puisque la techno a ensuite été intégrée à l’appli principale dès août 2012. Dès lors, Camera n’avait plus de raison d’être, mais on peut sans doute voir là une forme de succès malgré son retrait des stores.
On peut aussi attribuer Paper à cette approche : sur Facebook les utilisateurs passent la plupart de leur temps à parcourir leur fil d’actualités à la recherche d’histoires intéressantes, qu’elles concernent directement leurs amis, ou que ce soit des articles ou vidéos. C’est à cette fin que Paper a été créée, pour rendre ce processus plus simple et plus complet, mais aussi d’après Michael Reckhow (Paper Product Manager) pour permettre de publier plus facilement du contenu depuis le mobile. Ce dernier point laisse sceptique quand on voit comment l’application est présentée sur le très bel écrin qui lui a été fait. La presse a eu vite fait de placer Paper en concurrent de Flipboard, à la grande surprise de Michael Reckhow (”The "news reader" label surprised the Paper team”).
L’application, lancée en janvier 2014 tambour battant après 30 mois de développement d’une équipe de 15 personnes et disponible uniquement sur iOS a quitté le top 1 000 des applis les plus téléchargées aux Etats-Unis dès avril dernier selon App Annie. Paper n’est donc pas un succès d’audience à ce jour. Facebook ne se dit pas pressé et cherche sans doute à rendre accroc la base existante d’utilisateurs avant de plus ou moins reproduire la méthode utilisée pour Messenger, mais à raison d’une mise à jour par mois en moyenne jusque là, cela pourrait prendre des années pour trouver la bonne formule. Il faut croire que tant qu’on ne les force pas, les utilisateurs se satisfont très bien de l’appli Facebook actuelle pour découvrir photos, histoires et articles.

B. L’expérimentation de nouveaux concepts avec une remise en cause de la Facebook-connexion

Les expérimentations de Facebook sur des fonctionnalités inédites ont en fait démarré en décembre 2012 avec Poke qui portait très mal son nom. L’application, développée par Mark Zuckerberg lui-même en 12 jours d’après la légende (il aurait même usé de sa voix pour bruiter les notifications envoyées par l’appli), n’avait en fait rien à voir avec la fonctionnalité Poke des débuts de Facebook.
C’était simplement une copie quasi parfaite de Snapchat, avec moins de bugs.
Et à ceci près que les utilisateurs devaient y utiliser leur identité Facebook. Sans doute le détail qui a tué dans l’œuf cette tentative. Après avoir été poussée sur l’appli Facebook principale, Poke est rapidement devenue l’application la plus téléchargée aux Etats-Unis, mais pour mieux replonger ensuite dans les abysses. L’application a été supprimée des stores en mai dernier. Avec le recul, il y a fort à parier que ce qui a condamné Poke est la Facebook connexion couplée à une politique très vague à l’égard des photos postées, précisément là où Snapchat a toujours claironné que les contenus étaient effacés définitivement des serveurs aussitôt consommés. Proposer à quelqu’un d’envoyer en son nom Facebook du contenu sensible qu’il veut rapidement voir disparaître était sans doute insensé avec le recul.
Cet échec patent a dû provoquer un électrochoc pour Mark Zuckerberg. Alors que longtemps avait été martelé l’avènement de l’identité réelle Facebook en tant que passeport absolu sur le web, peut-être qu’elle n’était pas au final le pré-requis indispensable à toute expérience sociale en ligne, d’aujourd’hui et de demain ?
Cela nous amène à l’expérience d’après, l’application Slingshot, lancée en juin 2014 et présentée une nouvelle fois par la presse comme la réponse à Snapchat. Certes on peut s’en servir pour envoyer du contenu qui s’auto-détruit, mais le cœur du concept n’est pas là : les utilisateurs doivent renvoyer une photo ou vidéo avant de pouvoir débloquer un contenu reçu. On peut utiliser son identité Facebook…ou, et c’est une première, se connecter en créant un pseudo. On peut louer Facebook pour l’idée originale, mais l’audience ne semble une fois de plus pas au rendez-vous. L’application a quitté le top 1000 des applis les plus téléchargées aux US deux semaines seulement après son lancement (App Annie) et compte à ce jour moins de 500k téléchargement sur Android.
Rien de surprenant à vrai dire : lancer une idée originale en marge de Facebook, malgré tout le talent des équipes, revient quelque part à lancer une nouvelle start-up. Et l’on sait bien que 95 % des start-up qui se lancent finissent par mordre la poussière. Difficile de trouver la martingale gagnante et un public du premier coup. La réponse serait de multiplier les applications originales d’une part, et d’autre part pour chacune d’itérer le plus rapidement possible en mode « lean start-up ».
Slingshot a avancé jusque là au rythme d’une mise à jour tous les 15 jours. C’est sans doute trop lent, sachant que sur Android par exemple, vu que les mises à jour sont effectives en quelques heures à peine, on pourrait itérer au moins une fois par semaine pour juste prendre le temps d’analyser un minimum d’activité avant de passer à la mutation d’après.
A cette aune, pour s’assurer de découvrir le prochain Snapchat, Facebook devrait lancer des dizaines de nouvelles applis et itérer sur chacune aussi vite que possible. On voit bien là la vanité d’une telle entreprise !
Bolt et Hyperlapse, lancées cet été par les équipes d’Instagram représentent à ce titre 2 autres tickets pour Facebook dans cette invraisemblable loterie. Mais vu leur classement actuel et le rythme auquel elles itèrent (1 update tous les 10 jours), les chances qu’elles explosent et rejoignent les rangs d’Instagram&co  sont très minces, sans doute moins de 5 %.
Nous arrivons à Rooms, lancée il y a peu. Sur Rooms, on peut créer des forums de discussion « mobile-friendly » et nul besoin de son identité Facebook ni même d’une adresse email pour s’inscrire ! Une révolution pour Facebook !
Rooms n’est pas une application où être anonyme comme sur Secret, Facebook distingue l’anonymat du « pseudonymat ». Et pour Josh Miller, Rooms Product Manager, le danger ne vient d’ailleurs pas tant du pseudonymat ou de l’anonymat que de l’absence de régulation.
Encore un nouveau ticket, et encore une fois les chances de percer sont très faibles.
On l’a compris, il n’est pas facile pour Facebook de créer le succès de toute pièce rapidement sur mobile en dehors de la « big blue app ».
Racheter chaque nouvelle comète à prix d’or est une façon radicale de rester dans le coup. Mais y a-t-il d'autres chemins ?
On pourrait croire qu’avec l’audience de Facebook, il devrait bien y avoir un moyen de mettre sur orbite d’autres applications en un clin d’œil. Mais c’est en fait très trompeur, car avant même d’envisager promouvoir une nouvelle appli, preuve doit être faite de sa capacité à faire revenir les utilisateurs, sans quoi l’on se retrouve à remplir en vain un tonneau percé. On en revient au même problème : devoir mettre à jour un concept qui captive un public.
La cross-promotion sur Facebook, poussée à l’extrême avec Messenger, ne peut donc que concerner des fonctionnalités à la rétention éprouvée.
En parallèle du « great unbundling », voici ce que Facebook pourrait bien faire s’il était prêt à verser dans le machiavélisme : et si Facebook reprenait la stratégie entamée avec l’application Poke mais en la poussant jusqu’au bout ?
A savoir détecter les concepts sociaux qui amorcent une explosion, preuve de leur potentiel, puis les copier autant que le droit le permet, et enfin en promouvoir les copies de façon soutenue en réquisitionnant des publicités sur Facebook. Le tout suffisamment rapidement pour que les originaux n’aient pas le temps de s’imposer. Facebook s’exposera à des poursuites, mais très cyniquement elles s’avèreront moins coûteuses qu’un rachat une fois qu’il est trop tard, si tant est que la cible soit vendeuse d’ailleurs (cf la déconvenue avec Snapchat).
Quand Poke a été lancée, Snapchat, bien qu’en forte croissance, n’était même pas dans le top 500 des applis photos les plus téléchargées aux USA. Si Poke, qui singeait Snapchat presqu’à la perfection, n’avait pas exigé la connexion Facebook, et si Facebook avait continué à la promouvoir auprès de la bonne cible comme il en avait la capacité, ses chances de supplanter l’original auraient été démultipliées.
Le cofondateur français d'une certaine application Room accuse Facebook de plagiat suite au lancement de Rooms. On devrait bientôt en savoir plus, mais si "franche inspiration" il y a eu, elle ne vient pas donner corps à l’hypothèse diabolique évoquée plus haut en ce sens que Facebook aurait dû attendre une vraie confirmation de l'idée auprès du public avant d’investir des ressources. En l’état les chances de succès restent minces, c’est encore la loterie.
Cette stratégie n’est pas louable il faut bien en convenir, et l'on souhaite à Facebook d’avoir la chance de trouver les concepts sociaux de demain de-lui même, mais ce pragmatisme à la Rocket Internet est sans doute, tristement, la stratégie la plus rationnelle et économe au final pour ne pas se laisser tailler des croupières par les prochains nominés à la super-cagnotte sociale.