Les critiques de Criteo pourraient pousser la CMA à ne pas donner son feu vert à la Privacy Sandbox
En publiant son rapport avec des conclusions très critiques à l'égard de la Privacy Sandbox, Criteo se lance dans un bras de fer avec Google en jouant une carte majeure : celle de sensibiliser le gendarme de la concurrence au Royaume-Uni (la Competition and Markets Autority (CMA)) aux risques concurrentiels induits par l'outil. Un moyen fort pour permettre à Criteo d'obtenir gain de cause sur les nombreuses mesures que l'adtech aimerait voir appliquées. Car de fait, si la CMA validait la légitimité de ses recommandations, Google serait obligé de céder et d'ajourner une énième fois la suppression des cookies tiers pour avoir le temps de mettre en place toutes les modifications nécessaires.
Un des points les plus sensibles est la démonstration faite par Criteo que l'adoption de la Privacy Sandbox va favoriser la position dominante de Google Ad Manager, l'ad server et SSP de Google. Criteo est très clair : sur l'ensemble du trafic acheté avec des cookies tiers, 23% provient de GAM. Avec la Privacy Sandbox, ce taux passe à… 83%. "Les tests de Criteo sont très solides et démontrent la place centrale qui est accordée à l'ad server dans le mécanisme de Protected Audience (PA API), l'API de reciblage. Comme en pratique près de 80% des publishers sont clients de Google Ad Manager en tant qu'ad server primaire, ce dernier sera le mieux positionné pour faire tourner l'API grâce à un script sur la page de l'éditeur qu'il contrôle déjà directement", résume un expert de l'industrie préférant rester anonyme.
"Pour que toutes les autres SSP puissent être impliquées cela exige déjà que les éditeurs mettent à jour prebid. Il y a donc un gros biais qui favorisera fortement Google au départ : même s'il aura tendance à s'atténuer, cela prendra du temps. Sans compter le fait que Google, de par sa position dominante, est déjà en train d'imposer des barrières à l'entrée à des jeunes entreprises qui se lancent et qui souhaitent acheter dans PA API."
Le fait que Google Ad Manager se trouve mécaniquement favorisé par la fin des cookies tiers et l'adoption de la Privacy Sandbox contrarie l'engagement pris par Google auprès de la CMA de ne pas créer de distorsion de la concurrence vis-à-vis des autres acteurs du marché. Un facteur suffisant pour bloquer la validation de l'outil par l'autorité, ce qui, par ricochet, pourrait avoir des répercussions sur le projet de Google de supprimer les cookies tiers au cours du premier trimestre 2025. Une manière de régler ce problème serait de mettre Google et tous les autres SSP sur un pied d'égalité à travers un acteur tiers et neutre comme Prebid, ce que le marché demande depuis longtemps.
D'autres mesures, si elles devaient être validées par la CMA, auraient un impact encore plus important sur le planning de suppression des cookies tiers. "Criteo demande que les cookies tiers ne soient pas supprimés du web mobile (qui représente 80% du web total) tant que l'Android ADID continuera d'exister. Si cette mesure est reprise par la CMA, cela pourrait retarder d'au moins un an la fin des cookies tiers", estime un expert. Le marché n'ose cependant pas prédire si la CMA sera sensible à cette demande.
Enfin, beaucoup de flou entoure également la probabilité que d'autres recommandations de Criteo soient adoptées parce qu'elles peuvent être perçues comme pouvant impacter négativement la protection de la vie privée. C'est le cas des recommandations de rendre plus granulaire l'information sur les enchères gagnées ou perdues, d'ajouter à l'API de reciblage l'affichage du total de clics et d'affichages d'une même pub pour un même utilisateur ou encore que l'annonceur puisse avoir accès sur les enchères aux différents groupes d'intérêt de l'internaute et pas à un seul comme c'est le cas actuellement.
A noter que si toutes ces mesures sont de nature à améliorer les performances de la Privacy Sandbox, la crainte de Criteo concernant les mauvaises performances de l'outil sont elles aussi à relativiser, selon les interlocuteurs que nous avons consultés.
Relativiser la baisse de 60% des revenus
Les tests réalisés par Criteo sur la Privacy Sandbox sont globalement salués par le marché. En revanche, la méthodologie déployée comporte quelques biais jugés importants dont la prise en compte permet de nuancer ses conclusions et notamment espérer un impact moins catastrophique sur les revenus des éditeurs que la baisse moyenne de 60% prédite par l'adtech.
Criteo explique cette baisse par l'absence d'une vue sur les performances procurées par la Privacy Sandbox : sans ces retours, les budgets migrent vers les autres canaux (social, search…) à même de les procurer. C'est cependant oublier qu'un plus gros volume d'investissements sur d'autres canaux peut impacter ces derniers et les rendre moins attractifs, cas typique du search. "La demande augmente sur ces autres canaux et peut entraîner une baisse de performance à cause de la saturation, voire une hausse des prix due à une concurrence accrue. Dans le même temps, la demande diminuant dans le display, les prix de ce dernier auront tendance à baisser, améliorant ainsi les performances pour les annonceurs n'ayant pas quitté la Privacy Sandbox", analyse Alban Peltier, CEO d'Antvoice.
Autre biais pointé : l'approche de Criteo ne tient pas compte du potentiel d'amélioration des algorithmes de ciblage et de reciblage que les adtech développeront en surcouche de la Privacy Sandbox. "L'étude reflète la situation actuelle mais ne projette pas les améliorations potentielles. A long terme, l'écart de performance pourrait se réduire grâce à l'innovation technologique", précise Alban Peltier.
L'analyse de Criteo ne tient pas compte non plus du fait que différents leviers sont à disposition des annonceurs pour obtenir des retours, comme les ID, et que les acheteurs déploieront toutes les méthodes disponibles. Cette coexistence de différents leviers est un des éléments clés qui a nourri la conception même de la Privacy Sandbox, qui se veut un outil privacy first venant en complément des autres méthodes.
"Comparé aux autres tests réalisés, pour la plupart adoptant une approche sell side, l'étude de Criteo a le grand intérêt d'apporter une vision totalement différente qui reflète la réalité des dépenses allouées par les annonceurs, qui varient en fonction des retours escomptés", commente un spécialiste. "En revanche certaines de leurs hypothèses de départ peuvent être challengées notamment celle d'ériger en norme de comparaison le même niveau de performances (ici les taux de clics) procuré par les cookies tiers aujourd'hui sans tenir compte du fait que d'autres outils seront déployés en même temps que la Privacy Sandbox, dont notamment les solutions d'identifiant. Le choix d'exclure ces solutions de tests est un parti pris qui impacte nécessairement les performances obtenues sur Chrome : elles auraient été meilleures si Criteo avait inclus les identifiants dans son groupe de traitement", conclut-il.