Hubert Joly (ex-CEO de Best Buy) "Après l'activisme des actionnaires, nous assistons désormais à un activisme des collaborateurs et des clients"

A l'occasion de la sortie de son livre, l'ex-PDG de Best Buy revient sur le redressement du géant américain de la distribution de produits électroniques. Il détaille sa vision de l'entreprise de demain et évoque le futur du retail.

Hubert Joly, ex-PDG de Best Buy, enseigne à la Harvard Business School et à HEC Paris. © HJ

JDN. Dans votre ouvrage "L'entreprise, une affaire de cœur", co-écrit avec Caroline Lambert, vous revenez sur le redressement de Best Buy, leader américain de la distribution de produits électroniques. Quelles ont été les principales décisions qui ont permis de remettre l'entreprise sur de bons rails ?

Hubert Joly. Mon constat de départ était que Best Buy rendait un service utile avec un atout majeur, à savoir que 70% de la population américaine vit à 16 kilomètre ou moins de l'un de nos magasins. D'un côté, les clients avaient besoin d'essayer et de toucher certains produits mais aussi d'obtenir des conseils personnalisés. De l'autre, les fournisseurs, tels que Apple, Microsoft ou Samsung, avaient besoin de nous pour mettre en valeur leurs produits. Car présenter des produits technologiques sur une étagère chez Walmart ou sur une page Amazon, ce n'est pas la même chose. Pour autant, Best Buy avait plusieurs problèmes : des prix non compétitifs par rapport à ceux du Web, une expérience en ligne pas au niveau, une vitesse d'expédition inacceptable, une expérience en magasin détériorée et enfin une structure globale des coûts trop élevée.

Comment avez-vous résolu tous ces problèmes structurels ?

Il y a eu deux phases distinctes : d'abord le redressement de Best Buy, que nous avions baptisé "Renew Blue", puis la stratégie de redéveloppement nommée "Building the new blue", qui a débuté en 2016 et qui se poursuit encore aujourd'hui. Dans un premier temps, nous avons voulu nous assurer que nos prix étaient compétitifs face aux acteurs du Web. Afin que le prix ne soit plus un facteur et que nous n'ayons plus cet effet "showrooming" (les clients qui viennent en magasin essayer un produit pour l'acheter ensuite moins cher sur le Web, ndlr), nous nous sommes alignés sur les prix d'Amazon. Nous avons également beaucoup investi pour améliorer l'expérience sur notre site Web. Nous avons revu notre système d'expédition pour pouvoir livrer aussi rapidement qu'Amazon, à savoir le lendemain ou le jour même. Enfin, nous avons investi dans nos magasins et noué des partenariats stratégiques avec tous les acteurs du secteur, notamment en leur proposant d'ouvrir des corners dans nos magasins.

"Best Buy rendait un service à ses fournisseurs et nous pouvions donc monétiser cela"

A cette époque, quel a été votre argumentaire pour convaincre ces entreprises d'ouvrir ces boutiques à l'intérieur de vos magasins ?

Le premier partenariat que nous avons signé a été avec J.K Shin, co-CEO de Samsung Electronics, qui est venu me rencontrer à Minneapolis pour échanger. Il avait deux options : soit construire ses propres magasins en suivant le modèle Apple ou bien s'appuyer sur Best Buy et bénéficier immédiatement d'une présence dans 1 000 magasins à travers tous les Etats-Unis. Cette seconde option avait l'avantage d'être plus rapide, moins onéreuse et plus efficace pour Samsung. Ce modèle était également intéressant pour Best Buy d'un point de vue financier puisque nos partenaires finançaient la mise en place de ces corners, à savoir les frais d'aménagement, la formation, le marketing, etc. Ces rentrées d'argent contrebalançaient notre structure de coût qui était logiquement plus élevée que celle d'Amazon ou Walmart. Nous avons également négocié des exclusivités avec les marques. Par exemple, la première Apple Watch a été, pendant quelques mois, uniquement disponible chez Best Buy aux US.

Qu'est-ce-que vous a inspiré pour imaginer ces espaces corners ?

Cette idée des corners m'est venue de mon expérience dans le secteur du voyage, du temps où j'étais CEO du groupe Carlson. J'ai notamment pensé au modèle d'Expedia. Les revenus de l'entreprise proviennent essentiellement de ses fournisseurs et non des clients finaux. De mon point de vue, Best Buy rendait un service à ses fournisseurs et nous pouvions donc monétiser cela. Après Samsung, notre partenariat suivant a été conclu avec Microsoft. Rapidement, tous les acteurs du secteur ont manifesté leur intérêt, dont Amazon, Google et même Facebook.

Dans votre livre, vous évoquez beaucoup l'aspect humain que vous citez comme l'une des raisons principales au succès du redressement de Best Buy. En quoi cela a-t-il été un facteur déterminant ?

La clé du redressement de Best Buy a été de miser sur l'humain. Beaucoup de personnes me recommandaient de licencier et de fermer des magasins. Mais tous nos magasins étaient rentables et cela n'avait aucun sens à mes yeux.  Licencier équivalait à désigner nos collaborateurs comme problème principal alors que, pour moi, ils étaient la solution. Ma démarche a été dans un premier temps d'écouter les suggestions des collaborateurs et de recomposer l'équipe dirigeante. Car pour créer une nouvelle énergie, il était important de cocréer le plan stratégique avec nos équipes.  Mon autre priorité a été d'augmenter les revenus tout en réduisant les coûts, en commençant par les coûts non salariaux. Par exemple, nous avions près de 200 millions de dollars de pertes chaque année pour des télévisions endommagées. En réduisant la casse dans nos magasins et pendant la livraison, nous avons pu faire des économies tout en augmentant la satisfaction des clients.

"Pour créer une nouvelle énergie, il était important de cocréer le plan stratégique avec nos équipes"

Pour résister aux acteurs du Web, Best Buy a également beaucoup misé sur le service…

Oui car nous avions identifié que beaucoup de gens rencontraient des difficultés avec la technologie, que ce soit pour choisir un appareil, apprendre à s'en servir ou maintenir son fonctionnement dans le temps. A l'heure où nos domiciles sont remplis d'objets connectés, les gens ont pratiquement besoin d'un CIO ou CTO pour leur maison. Best Buy a développé des compétences uniques en matière de SAV et de service, grâce à notre réseau de magasin garantissant une proximité et à nos conseillers baptisés Geek Squad. Nous n'avons pas positionné nos vendeurs comme les meilleurs techniciens mais comme les plus humains. En clair, les clients savent que nos vendeurs sont là pour les écouter, comprendre ce qu'ils cherchent à accomplir avec cette technologie et ainsi mieux les conseiller. Notre objectif a été de miser sur cet aspect humain pour créer une connexion empathique et émotionnelle avec nos clients.

Le redressement de Best Buy a-t-il été un symbole envoyé à tous ceux qui prédisaient la mort du retail physique face aux pure players du digital ?

C'est effectivement devenu un cas d'école puisque Best Buy était censée être la victime d'Amazon. En 2012, il n'y avait aucune recommandation d'achat sur notre titre boursier. Le cas Best Buy a montré qu'il n'y avait plus de frontière entre le online et le offline et que c'est le modèle hybride qui allait prédominer. L'ouverture de magasins par Amazon le confirme d'ailleurs. L'autre point important est que nous avons également redéfini notre raison d'être - ce que j'appelle la cause noble de l'entreprise - en arrêtant de nous considérer comme un simple retailer. La mission de Best Buy était désormais "d'améliorer la vie des clients grâce à la technologie", et donc de miser sur le service et le conseil. Cette redéfinition de notre mission a permis de motiver nos collaborateurs en redonnant du sens à leur travail mais aussi d'accroître le marché adressable de l'entreprise.

"Comme beaucoup de dirigeants, j'ai été contraint de reconnaître que le monde économique actuel ne fonctionne pas"

Vous écrivez dans votre ouvrage que les entreprises doivent davantage s'impliquer pour prendre leur part dans les enjeux sociétaux. De quelle manière ?

La crise du covid m'a, comme beaucoup de dirigeants, donné à réfléchir. J'ai été contraint de reconnaître que le monde économique actuel ne fonctionne pas. La succession de crises économiques, sociales, sanitaires, mais aussi les tensions raciales, religieuses et géopolitiques dans certains pays nous obligent à reconnaître que le système actuel n'est pas bon. Or, les entreprises ne peuvent pas prospérer de manière isolée car elles dépendent de la bonne santé de leur environnement extérieur. Après l'activisme des actionnaires, nous assistons désormais à un activisme des parties prenantes, que ce soit des collaborateurs avec la "grande démission", mais aussi des clients qui attachent de plus en plus d'importance à la question de la responsabilité des entreprises. Alors que les gouvernements ont perdu en crédibilité et que les médias ont également perdu en autorité avec l'avènement des réseaux sociaux, les clients exigent des entreprises de s'impliquer pour résoudre les problèmes du monde.

Sur quels sujets les entreprises peuvent-elles légitimement prendre position ?

Tout dépend du sujet et de l'entreprise. Walmart peut être légitime sur la question des armes à feu puisque l'enseigne en commercialise. Pour Nike, le sujet du travail des enfants est pertinent. Le sujet de l'immigration l'est aussi pour des entreprises comme Microsoft qui emploie des collaborateurs étrangers, etc. Il faut donc sélectionner des sujets en lien avec la mission de l'entreprise et ses valeurs. Ensuite, il reste à déterminer comment agir, en se montrant authentique, car de simples mots non suivis d'actions ne servent à rien.

Au cours des six dernières années, les entreprises aux Etats-Unis ont été amenées à se mobiliser sur différents sujets tels que des sujets environnementaux, sociétaux, etc. Par exemple, lorsque l'ancien gouverneur de l'Indiana, Mike Pence, a rédigé une loi discriminant les personnes LGBT, le patron de Salesforce a annoncé dans la foulée que son entreprise quitterait l'Indiana. Cette menace a contribué à faire changer la législation.  Chez Best Buy, nous nous sommes mobilisés sur le sujet du changement.

Hubert Joly a été PDG de Best Buy de 2012 à 2019. Passé par Vivendi Universal et McKinsey, il a également été PDG du groupe Carlson. En plus de siéger aux conseils d'administration de Johnson & Johnson et de Ralph Lauren, Huber Joly consacre aujourd'hui la majeure partie de son temps à enseigner à la Harvard Business School et à HEC Paris, où il a établi en 2018 la Joly Family Chair en Purposeful Leadership.