La surveillance sensorielle, le prix caché des objets connectés

En prévision des fêtes de fin d'année, la Fondation Mozilla a publié son guide d'achat "confidentialité non incluse" et passé en revue 136 objets connectés afin d'évaluer le respect de la vie privée des utilisateurs. Souvent achetés pour faciliter le quotidien, les appareils intelligents modernes séduisent de plus en plus les Français. Toutefois, il faut savoir qu'ils présentent un prix caché pour chacun d'entre nous.

Si l’on cherche une télévision "stupide", en d’autres termes qui ne se connecte pas à Internet, c’est un véritable défi. En réalité, il est aujourd’hui difficile de trouver des appareils ou des dispositifs qui ne soient pas intelligents.

Des détecteurs de fumée aux systèmes de sécurité, en passant par les réfrigérateurs, les haut-parleurs, les thermostats et pratiquement tous les appareils électroniques domestiques, ils recueillent tous des données sur les utilisateurs et surveillent les clients, la plupart du temps à leur insu. Cette pratique n’est autre que de la surveillance sensorielle, qui consiste à suivre, stocker, traiter et, dans certains cas, vendre des informations sur le comportement des consommateurs en utilisant tous les sens humains, à savoir la vue, l’odorat, l’ouïe, le goût, le toucher et même l’humeur.

La surveillance sensorielle, de la sphère privée à la sphère professionnelle

Aujourd’hui, les entreprises ont l’obligation morale de sensibiliser les consommateurs à la surveillance afin que ces derniers puissent prendre des décisions éclairées sur les produits qu’ils achètent, et sur la manière dont leurs données seront utilisées. Il est important que les marques adoptent une position ferme concernant la protection de la vie privée ; ce qui implique de ne pas posséder de données sur les clients, ni de les vendre, et de ne pas proposer de publicité. Même les entreprises qui ne conçoivent pas des produits de consommation mais proposent des solutions professionnelles sont concernées. Avec la consumérisation des applications business et de la bureautique, il faut en effet s’attendre à ce que la surveillance sensorielle se manifeste également du côté des entreprises.

Prenons par exemple les téléviseurs intelligents, dont beaucoup sont prééquipés de la technologie de reconnaissance automatique de contenu (Automatic Content Recognition – ACR). L’ACR analyse des extraits de contenu qu’un consommateur regarde, à intervalles de quelques secondes ou minutes. Ces données sont vendues aux spécialistes du marketing par l’intermédiaire des fournisseurs d’ACR qui sont eux-mêmes partenaires des fabricants de Smart TV. Certains fournisseurs d’ACR vont plus loin et peuvent cibler les utilisateurs sur leurs téléphones portables, à condition qu’ils partagent une adresse IP avec le téléviseur intelligent de l’utilisateur en question.

Ces télévisions surveillent les consommateurs et ce qu’ils regardent. Alors que de nombreuses entreprises délaissent les vidéoprojecteurs au profit des téléviseurs, les informations professionnelles et les données privées relatives au travail font-elles également l’objet de fuites et de surveillance ? C’est fort probable. Et cette tendance va se poursuivre, car de plus en plus d’appareils grand public font leur apparition sur le lieu de travail.

La première étape consiste donc à sensibiliser les consommateurs. Les sociétés de surveillance considèrent les données comme une source d’argent, parce qu’avec les modèles de revenus basés sur la publicité, c’est le cas. Mais la plupart des utilisateurs ne consentiraient pas à leur remettre leur portefeuille, alors pourquoi devraient-ils consentir à la remise de leurs données ?

Un contrôle sur les cinq sens des consommateurs

Grâce à l’essor fulgurant des systèmes de caméras intelligentes, les sociétés de surveillance "voient" ce que les consommateurs voient, à l’intérieur ou à l’extérieur de leur maison. Elles savent à quelle heure les enfants d’un client rentrent de l’école, à quelle heure le courrier est distribué, si le client a un chien, et toutes ces données sont traitées dans le cloud. Les progrès réalisés en matière de détection des visages permettent également à ces fournisseurs de savoir exactement qui rend visite à leurs clients et quand.

Du côté de l’ouïe, comme précédemment évoqué, il est aujourd’hui presque impossible d’acheter un appareil électronique sans assistant intelligent. En contrepartie de la commande vocale et de l’intégration d’applications, les consommateurs sont sur écoute 24 heures sur 24. Après tout, les haut-parleurs intelligents sont toujours allumés, toujours à l’écoute. Mais cela ne s’arrête pas là. Dans certains cas, les consommateurs ne sont même pas conscients que certains de leurs appareils sont équipés de microphones.

Les sociétés de surveillance peuvent utiliser les données sur les consommateurs pour améliorer leurs services, en particulier l’intelligence artificielle (IA). En écoutant les conversations à la maison, ces fournisseurs de technologie peuvent augmenter massivement les ensembles de données qu’ils utilisent pour entraîner leurs moteurs d’IA. Tout comme pour la reconnaissance faciale, les entreprises ont fait des progrès considérables dans la détection de la voix d’un individu (empreintes vocales). Ces microphones toujours allumés devraient être des systèmes « opt-in » et non « opt-out ». Cette situation tient simplement au fait que les systèmes « opt-in » ne sont pas dans l’intérêt des sociétés de surveillance.

D’un point de vue olfactif, grâce aux détecteurs de fumée et de monoxyde de carbone qui sont connectés à Internet, nous avons potentiellement ouvert la porte à la surveillance des odeurs — des données olfactives qui sont agrégées et qui pourraient être conditionnées et vendues. Aujourd’hui, personne n’a encore résolu le problème de l’odeur dans les annonces publicitaires. Lorsque nous y arriverons, les systèmes et les données seront déjà en place. Il y a quinze ans, il paraissait inconcevable que ce que nous, en tant que consommateurs, sentions dans nos propres maisons puisse intéresser les fournisseurs de technologie, mais cela est en passe de devenir un actif monétisable.

La surveillance concerne aussi le goût. Épiceries en ligne, livraison de nourriture, téléchargement de recettes — toutes ces informations sur le goût peuvent désormais être regroupées en aval, si ce n’est déjà fait. Le ciblage des consommateurs en fonction de leurs habitudes alimentaires est une activité très lucrative, et la collecte de ces données commence à la maison, par l’intermédiaire d’appareils connectés comme les réfrigérateurs, et se poursuit au magasin, dans la file du drive ou dans le système de réservation en ligne.

Enfin, l’humeur des consommateurs n’échappe pas à la surveillance sensorielle. Des films et des émissions que vous regardez à la musique que vous écoutez, en passant par les sites web que vous visitez (grâce aux routeurs et aux dispositifs Wi-Fi fournis par les sociétés de surveillance), la quantité d’informations surveillées est considérable. Une fois agrégées, ces données donnent une image assez claire de l’humeur d’une personne. Dans certains cas, les entreprises peuvent connaître vos sentiments sur la base de ce que vous regardez avant même que vous en ayez conscience, et ce type de détection précoce est un avantage précieux pour les annonceurs et les spécialistes du marketing.

La surveillance n’est pas un phénomène nouveau. Elle a cependant pris de nouvelles formes. Au tout début, il était simplement question de collecte d’informations sur l’utilisateur en toute connaissance de cause. Très vite, une surveillance complémentaire a été intégrée, dans laquelle le traçage se fait sans l’autorisation des utilisateurs. Et aujourd’hui, elle étend de nouveaux tentacules, comme la surveillance sensorielle, qui n’en sont peut-être qu’à leurs débuts, mais nous devons prendre conscience de ce qui se passe et comprendre ce à quoi nous renonçons. Votre nouveau gadget « intelligent » a sans doute un prix unique et attrayant, mais il se peut que vous en payiez le prix tous les jours. Vous le payez avec vos données privées et vous n’en avez peut-être même pas conscience.