Aux Etats-Unis, la tech ne recrute (presque) plus

Aux Etats-Unis, la tech ne recrute (presque) plus Outre-Atlantique, les embauches dans le secteur numérique sont au plus mal, en particulier pour les jeunes diplômés. Une rupture brutale avec des décennies de prospérité, marquées par un marché du travail tournant à plein régime.

Se spécialiser dans les nouvelles technologies a longtemps été synonyme de facilité pour trouver du travail et de revenus confortables. Mais c'est de moins en moins le cas, en particulier aux Etats-Unis, pourtant l'Eldorado de cette industrie, dans la Silicon Valley comme ailleurs. En 2022, après une période d'euphorie durant la pandémie, la tech a connu un krach boursier dont elle s'est rapidement remise. Mais les embauches, elles, n'ont jamais vraiment retrouvé leur niveau des années précédentes après la vague de licenciements qu'ont mis en œuvre nombre de sociétés tech pour rétablir l'équilibre de leur compte. 

Une nouvelle vague au début de l'année n'a rien arrangé : les entreprises de la tech américaine ont licencié 20 000 salariés sur les deux premiers mois, et la chute des valeurs boursières causée par la politique imprévisible de Donald Trump a amplifié la tendance. Les offres d'emplois dans la tech ont ainsi chuté de 40% en avril.

La situation est particulièrement difficile pour les jeunes diplômés. Le nombre d'offres de stages, tous secteurs confondus, est actuellement inférieur à ce qu'il était en 2019. Les offres d'emplois juniors en sciences de l'informatique et du logiciel continuent de ralentir, et les offres de stage débouchent moins fréquemment sur une proposition d'embauche que lors des années précédentes, selon un sondage de la National Association of Colleges and Employers

Un marché du travail plombé par l'IA ? 

Une première explication à ce phénomène pourrait tenir à l'adoption massive de l'IA par les entreprises. Celle-ci est en effet de plus en plus performante pour effectuer des tâches simples et répétitives qui étaient jadis confiées aux jeunes recrues. Les entreprises ont ainsi de moins en moins besoin de ces dernières, et réduisent leurs embauches de jeunes, d'autant que le contexte macro-économique défavorable et les multiples revirements de l'administration Trump les invitent à la prudence. 

Une analyse qu'effectue notamment le journaliste américain Derek Thompson dans un récent article paru dans The Atlantic, où il pointe que la situation à laquelle font face les jeunes diplômés américains sur le marché du travail aujourd'hui est la pire depuis quatre décennies. Un sondage récemment effectué auprès de cadres américains par Clarify Capital semble valider cette analyse : il montre que 86% d'entre eux prévoient de remplacer des emplois juniors par de l'IA. 

Cette analyse n'est cependant pas partagée par tout le monde. D'abord, l'IA constitue aussi un outil puissant au service des jeunes développeurs, qui leur donne la possibilité d'apprendre plus rapidement et d'effectuer plus vite des tâches complexes de manière autonome. L'idée selon laquelle l'IA rendrait les jeunes diplômés inintéressants pour les entreprises est donc à relativiser. De récentes études montrent ainsi que malgré les rumeurs sur l'obsolescence des développeurs à l'âge de l'IA, les humains n'ont jamais autant généré de code. En outre, les postes en lien avec l'IA sont parmi les plus épargnés par le récent gel des embauches. 

D'autres soulignent le fait que l'arrivée massive de l'IA sur le marché du travail entraîne un chamboulement des compétences nécessaires pour s'y illustrer : les fameux soft skills, comme l'intelligence émotionnelle, la facilité à communiquer et à tisser des liens, deviendraient aussi, voire plus importants que la pensée critique et la capacité à résoudre des problèmes. A ce titre, le marché du travail peu reluisant serait le fruit d'une inadéquation temporaire entre les compétences recherchées par les employeurs et celles détenues ou du moins mises en avant par les jeunes recrues. 

Une autre explication tiendrait au fait que, si les géants de l'IA embauchent, ils ne le font pas autant que les grandes entreprises de la tech lors des précédentes vagues de technologies de rupture. C'est notamment l'argument avancé par l'économiste américain Noah Smith. "On n'assiste pour l'heure pas à une explosion des embauches autour de l'IA, à la hauteur de celle qui a marqué le boom du logiciel dans les années 2010. Personne ne considère encore OpenAI comme un employeur auprès duquel un jeune travailleur intelligent puisse facilement décrocher un emploi au cas où son projet de start-up échouerait, ce qui était le cas d'une entreprise comme Google en 2018." 

Une dernière explication tiendrait au fait qu'avec la massification de l'enseignement supérieur, un diplôme universitaire, y compris dans un secteur porteur comme les sciences de l'ingénieur, s'il continue d'être un investissement rentable, n'est plus le sésame qui ouvrait toutes les portes il y a encore quelques années. 

Une cause de la droitisation de la tech ? 

Quelle que soit l'explication, il n'est pas anodin de noter que ce retournement sur le marché du travail de la tech s'accompagne d'une droitisation du secteur aux Etats-Unis. Plusieurs figures de premier plan ont apporté leur soutien à Donald Trump durant sa campagne, et les dirigeants d'entreprises comme Amazon et Meta, jadis fervents soutiens du parti démocrate, se sont rapprochés du président depuis sa réélection. Et si les employés de la tech continuent de voter très majoritairement démocrates, un plus grand nombre a été séduit par Donald Trump que lors des élections précédentes : celui-ci a récolté environ 10 % des dons effectués par des employés des big tech en 2024, contre moins de 5 % en 2016 et 2020. 

Ce tournant conservateur, s'il reste modéré, pourrait être lié à la précarisation d'une partie des employés du secteur, selon Noah Smith. "Avec la fin du boom et l'IA annonçant des perturbations, sans pour l'heure montrer clairement où elle va permettre d'accroître les profits, l'industrie du logiciel n'est plus à l'ère de la Ruée vers l'or et se trouve davantage sur la défensive. Il est possible que cela ait fait peur à une partie des employés de la tech, qui ont pu penser que seule la politique de dérégulations, pro-cryptos et teintée de favoritisme de Donald Trump pourrait restaurer leur prospérité et la trajectoire de croissance." 

Davantage qu'un déterminant unique ayant poussé une partie des employés de la tech à passer à droite, la dégradation du marché du travail a pu être la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, après une administration Biden perçue comme antitech, trop régulatrice et anticryptos, et face à un Donald Trump proposant le retour à une politique pro-business, des baisses d'impôts et déréglementation à tout crin, et même une politique protectionniste susceptible d'entraver la concurrence chinoise, en particulier sur l'IA. 

Si cette analyse a son mérite, elle est toutefois, elle aussi, à relativiser. D'abord parce que malgré un léger virage pro-Trump, les employés de la Silicon Valley et de la tech en général demeurent très largement démocrates. Ensuite parce que la base électorale de Trump demeure les classes populaires, sans degré universitaire, et que les raisons de sa réélection tiennent plus à la façon dont il a su séduire davantage les minorités ethniques que ses prédécesseurs qu'à des progrès significatifs parmi les employés de la tech. Reste que la précarisation constitue un terreau fertile pour le vote populiste, et qu'une dégradation accélérée de la situation sur le marché de l'emploi pour les techies pourrait convaincre une plus large partie d'entre eux de se droitiser.