Le web3 va-t-il tuer le web ?

Le web3 va-t-il tuer le web ? Le web3 peut donner un nouveau souffle à la sphère numérique en brisant les monopoles et redonnant le pouvoir aux utilisateurs. Une vision qui fait toutefois de nombreux sceptiques.

En avril 2014, en pleine affaire Snowden, Gavin Wood, dans un article publié sur son blog, imaginait à quoi pourrait ressembler un internet post-Snowden, débarrassé des faiblesses ayant permis la mise en place du système d'espionnage mondialisé dénoncé par le lanceur d'alerte américain. Pour cet ingénieur britannique, cofondateur d'Ethereum, la solution reposerait sur des applications décentralisées basées sur la blockchain, qui auraient pour mérite d'empêcher un gouvernement ou une quelconque tierce partie de s'approprier les informations des internautes à leur insu.

Cette nouvelle mouture du web, ayant le respect des données personnelles inscrit dans son ADN et succédant à l'ère des plateformes centralisées, l'ingénieur britannique lui donne un nom : web 3.0. Bien que passée relativement inaperçue à l'époque, en dehors d'un petit cercle d'initiés, cette notion s'est aujourd'hui répandue comme une traînée de poudre, et le web 3.0, parfois abrégé en web3, est désormais sur toutes les lèvres.

Reconstruire un web crypté et décentralisé

Concrètement, de quoi parle-t-on ? "Le web 3.0, ou web "post-Snowden", répondrait aux mêmes usages que le web tel que nous l'utilisons aujourd'hui, mais avec un modèle d'interaction entre les parties qui serait fondamentalement différent", écrit Gavin Wood en 2014. "La communication prendrait place uniquement sur des canaux cryptés, et les identités seraient pseudonymes et non traçables (contrairement aux adresses IP). Pour résumer, il s'agit de concevoir un système qui, grâce aux mathématiques, s'assure que notre vision soit mise en œuvre, puisqu'on ne peut raisonnablement faire confiance à aucun gouvernement ou entreprise."

Si la blockchain n'est alors pas directement nommée, son ombre, par le biais de la cryptographie et de la décentralisation, plane sur tout l'article de Gavin Wood. Car elle permet d'échanger de la valeur en ligne de manière sécurisée et sans tiers de confiance, elle est la colonne vertébrale de ce nouvel internet qui entend s'affranchir de la férule des Etats et des grandes sociétés, l'instrument qui permet d'échanger des monnaies virtuelles, des œuvres d'art (les désormais célèbres NFT), des fichiers et bien d'autres choses encore avec des inconnus sans prendre de risque, la pierre angulaire de cette utopie censée redonner le pouvoir aux internautes, et ranimer ainsi la flamme du web des débuts.

La renaissance d'une utopie

Utopique ? Peut-être, mais nombreux sont ceux qui y croient dur comme fer. Huit ans plus tard, les entreprises se lancent les unes après les autres pour donner corps à la vision de Gavin Wood. La plateforme Consensys permet de construire des applications décentralisées sur la blockchain Ethereum. Livepeer veut décentraliser la vidéo à la demande. Lepricon veut en faire autant pour les jeux vidéo, et NUSIC pour le streaming musical. Les NFT, ou jetons non fongibles, ces titres de propriété numériques basés sur la blockchain qui permettent d'authentifier et tracer la valeur d'un bien, notamment virtuel, sur Internet, donnent aux créateurs de tous poils la possibilité de vendre leurs œuvres sans intermédiaire auprès de leur communauté. OpenSea, la plateforme privilégiée pour échanger des NFT, a dépassé les treize milliards de dollars de valorisation en janvier dernier.

Car les grands argentiers du Web 2.0 sont prêts à mettre la main à la poche pour financer l'essor du web3. En juin 2021, Andreessen Horowitz, le mythique fonds d'investissement en capital risque de la Silicon Valley, a lancé un fonds à 2,2 milliards de dollars spécialement dédié aux start-ups de la blockchain et des cryptomonnaies. En 2021, le montant investi dans ces jeunes pousses a pulvérisé tous les records, totalisant 15 milliards sur les trois premiers trimestres de l'année, une hausse de 384% par rapport à l'ensemble de l'année 2020.

Parmi les thuriféraires du web3, on compte des pionniers de l'internet qui ont soif de retrouver le web chaotique et anarchique des années 1990, avant l'avènement de mastodontes comme Google et Facebook. C'est le cas de Gavin Wood qui, huit ans après avoir inventé le terme, n'a pas dévié de ses principes. "Le principal problème du web2 est qu'il donne un pouvoir sans précédent à des autorités qui n'ont pas à rendre de comptes. Nous vivons dans une société où les citoyens doivent faire confiance à des entreprises au fonctionnement opaque pour de nombreuses tâches simples du quotidien", affirme-t-il.

"C'était déjà un problème avant le web, lorsque cette logique était limitée aux banques, aux hôpitaux, aux gouvernements, aux supermarchés et à leur chaîne d'approvisionnement. Mais à l'ère de l'internet, elle s'est étendue à la façon dont nous nous informons, nous exprimons et formons des relations sociales. La promesse du web3, c'est de remplacer cette approche qui nous impose de faire confiance à toutes ces entités par la cryptographie et la décentralisation."

Mitchell Baker, PDG de la Fondation Mozilla, compte également parmi ces pionniers de l'Internet qui militent pour le web3. "L'internet et la vie en ligne sont notre raison d'être. Il s'agit d'une première étape visant à s'assurer que Mozilla et le web continueront de bénéficier à la société pour plusieurs générations", affirme-t-elle en mars 2020, alors que Mozilla lance un bootcamp géant invitant les développeurs du monde entier à venir œuvrer à la conception du "Web 3.0 distribué."

Tout décentraliser

L'avant-garde du Web3 ne compte cependant pas que des vétérans du net, mais aussi de jeunes internautes qui ont grandi avec le web 2.0 et souhaitent désormais explorer de nouveaux horizons. "La décentralisation va permettre de repenser des domaines aussi différents que la distribution de l'énergie, en autorisant de nombreux petits producteurs à injecter directement leur électricité dans la grille, sans tierce partie contrôlant les prix ou imposant des frais, et l'identité, en conférant à chacun une identité immuable sur la blockchain qui lui permettra de facilement prouver qui il est, quels sont ses diplômes, son dossier médical… On peut aussi imaginer stocker des fichiers numérisés pour toujours et de manière immuable : à l'ère du web3, les titres de propriété, les héritages pourraient être stockés sur la blockchain, faisant concurrence aux notaires", imagine Pierre Alvan, développeur indépendant passionné par la blockchain et les cryptomonnaies.

Mais on trouve également des apôtres du web3 bien au-delà du cercle des amateurs de code et d'informatique. C'est le cas de Mike Shinoda, le chanteur et guitariste de Linkin Park, qui a récemment vendu en quelques minutes à peine les quelque 5 000 copies digitales de Ziggurat, une playlist composée pour l'occasion, au prix individuel de 15 tezos (environ 40 euros). Ou encore de Jessica Mathieu, une auteure américaine derrière The Sovereigntii, une plateforme qui mobilise la blockchain et les NFT pour co-créer un univers fictif avec d'autres écrivains et fans de son œuvre.

Les détracteurs du web3

Pour autant, tout le monde n'est pas convaincu par les évangélistes du web3, qui compte également ses sceptiques. Ewan Kirk, entrepreneur, investisseur et pionnier du web, en fait partie. "Les blockchain actuelles, comme Bitcoin et Ethereum, ne peuvent supporter qu'une poignée de transactions par seconde. Dans ce contexte, l'idée de basculer tout le web sur la blockchain est irréaliste", assène-t-il. "Tout comme l'est la volonté de tout décentraliser : la centralisation est un phénomène naturel, qui permet des économies d'échelles à la fois pour l'entreprise et l'utilisateur. Nous utilisons des plateformes comme Spotify ou Apple Music, car elles sont très efficaces pour nous permettre de découvrir de nouvelles œuvres et d'écouter celles que nous préférons. L'ère des plateformes Internet, malgré tous ses défauts, a également constitué un formidable outil de démocratisation de la technologie : le web d'aujourd'hui est totalement accessible aux internautes qui n'ont aucune compétence en informatique. À l'inverse, le web3 risque de requérir des talents et des connaissances hors de la portée des non-initiés."

Une critique que partage Moxie Marlinspike, le créateur de l'application de messagerie cryptée open source Signal. En janvier, celui-ci s'attaquait au web3 dans un article paru sur son blog. Il y affirme que la majorité des internautes étant en quête de services qui soient simples d'utilisation, les technologies centralisées auront toujours tendance à s'imposer. Ainsi, à l'aube du web 1.0, l'idée que "nous aurions tous notre propre serveur web pour notre site internet, et notre propre serveur mail pour notre messagerie électronique" était très répandue. Cependant, [...] ce n'est pas ce que veulent les internautes. Ils ne veulent pas gérer leur propre serveur."

Et même si la vision promue par les apôtres du web3 était réaliste, Ewan Kirk la trouverait plus dystopique qu'utopique. "L'un des aspects du web3 que je trouve particulièrement déplaisant est la propension libertarienne à tout financiariser, à donner un coût à chaque transaction en ligne. Or, la beauté du web des origines était justement la possibilité de partager l'information gratuitement par-delà les frontières. Et n'oublions pas non plus que le web3, pour l'heure, est un gigantesque terrain de jeu pour les arnaqueurs de tout poil ! Son seul résultat concret à ce jour est que des individus naïfs se font voler leur argent par des escrocs." Le blog Web3 is going just great, alimenté quotidiennement, s'amuse d'ailleurs à recenser les arnaques et ratés du web3. D'autres, comme les membres de la fondation Wikimédia, qui ont annoncé fin avril qu'ils n'acceptaient plus les donations en cryptomonnaies, mettent en lumière l'empreinte environnementale catastrophique de la blockchain.

We're all gonna make it

Les défenseurs du web3 sont toutefois conscients de ces différentes dérives, et du fait que la popularité du terme amène avec elle son lot de problèmes. Certains le jugent d'ailleurs toxique et refusent de l'associer à la vision d'un web décentralisé et cryptographique qu'ils défendent. C'est le cas de Jack Dorsey, l'ancien patron de Twitter, qui avait lancé un projet de réseau social décentralisé, Bluesky, a fait à plusieurs reprises la promotion de Bitcoin et renommé son entreprise de paiement Square en Block, une référence évidente à la Blockchain.

Pour autant, Jack Dorsey refuse d'être associé au web3. "Je n'ai rien à voir avec le web3", tweetait-il récemment après qu'un article du Wall Street Journal le présentait comme l'un des évangélistes de cette nouvelle mouture du web. Il a également, dans une série de tweets, critiqué l'emprise des investisseurs de la Silicon Valley sur le terme web3, et les a accusés de se faire de l'argent sur le dos des internautes animés de visions utopiques à travers ce concept qui tiendrait selon lui plus du marketing qu'autre chose.

"L'essence du web3 est de s'affranchir de l'impératif de confiance, à travers la cryptographie et la décentralisation. Mais de nombreux acteurs laissent aujourd'hui de côté cette dimension décentralisée, et sont donc davantage des avatars du web2 déguisés", concède Gavin Wood, qui critique notamment la dépendance d'Ethereum à Infura, un service "très centralisé et basé sur la confiance. Cependant, d'autres protocoles, notamment Polkadot, font d'excellents progrès pour proposer une alternative viable."

Le récent et spectaculaire krach des cryptomonnaies donne en tout cas des munitions aux sceptiques du web3, qui n'y voient qu'un concept fumeux permettant de promettre la lune tout en dressant de vulgaires pyramides de Ponzi. Mais il en faudra davantage pour décourager ses plus fervents défenseurs : ils sont du reste habitués aux déconvenues et ont conçu leur propre vocabulaire pour y faire face. Notamment, le terme "HODLing", qui désigne le fait de conserver la propriété d'une cryptomonnaie, quelles que soient les variations du marché, car on a confiance dans sa valeur à long terme. Ou encore l'expression wagmi, un acronyme pour "We're all gonna make it" : "Nous allons y arriver."