Sommes-nous en train de vendre nos âmes au cloud ?

Avec les chaines d'approvisionnement mondial en pleine crise de pandémie de Covid-19, force est de se demander si l'on ne se serait pas trompé en vendant notre âme aux fournisseurs cloud.

Le concept SaaS, est entré dans notre champ de vision autour du millénaire avec la création du CRM Salesforce en 1999. Peu de temps après en 2006, l'offre d'Amazon tout en acronymes avec AWS (Amazon Web Services), S3 et EC2 pour ne nommer que les premiers, est entrée en lice. Nous avons regardé un peu stupéfaits une entreprise connue pour vendre les livres en ligne, commencer à proposer du processeur, du stockage, du réseau et toute l'infrastructure à la demande, et facturé à la seconde.

En 2008, Nicholas Carr a publié The Big Switch: Rewiring the World, From Edison to Google en disant que bientôt on consommerait des ressources IT comme de l’électricité, une vision qui semblait être totalement futuriste. Le monde IT était, à l’époque, en plein transition vers la virtualisation des serveurs, déjà considérée comme révolutionnaire. Avec les revenus cloud de seulement des trois plus grands de la place IaaS, leur chiffre d’affaires de 2019 tourne autour de 100 milliards de dollars, et plus que la moitié des ressources IT est désormais consommée dans un cloud[1]. Après une courte période de doutes, nous avons finalement sauté à pieds joints dans le monde cloud. Avec les chaines d’approvisionnement mondial en pleine crise de pandémie de Covid-19, il est pertinent de se demander si l’on ne se serait pas trompé en vendant notre âme aux fournisseurs cloud ?

La réponse à cette question n’est pas simple, et n’est surement pas la même pour tous, mais voici quelques pistes de réflexion.

En majeure partie, les avantages sont inévitables et incontournables

Les économies d’échelle sont bien connues dans toutes les industries et l’IT en bénéfice très naturellement. Il est facile de constater que le modèle est poussé à l’extrême chez les fournisseurs cloud. Ils achètent suffisamment d’équipements pour dicter les prix des plus gros fournisseurs et ils emploient assez de personnel pour changer les conditions dans leur bassin d’emploi. Faire concurrence avec leurs coûts et leurs compétences semble irréaliste. Ils ont des sources d’électricité les moins chères, des meilleures dorsales réseaux, ils attirent les développeurs et chercheurs les plus compétents, et pour les plus gros, leurs maisons mères ne les contraignent pas à être profitables. Ils proposent des services extrêmement sophistiqués comme la base de données planétaire Cloud Spanner de Google avec ses horloges atomiques synchronisées, qui sont simplement impossible à répliquer. La sécurité physique des installations et les outils de sécurité des plateformes font d’elles des plateformes parmi les plus sécurisées au monde. Si on décide de ne pas utiliser la panoplie de "as a service" (XaaS), il faut être lucide sur les raisons pour lesquelles on ne le fait pas.

Il nous faut identifier et protéger l’âme de notre entreprise

Si l’âme de notre entreprise n’est pas de l’IT mais plutôt des compétences de fabrication, de design, des relations avec des clients fidèles, une image de marque, des savoirs uniques, il semble raisonnable d’abandonner petit à petit l’IT interne pour des services cloud, de consommer l’XaaS comme on consomme de l’électricité. Même des entreprises d’informatique n’ont souvent pas intérêt à continuer à internaliser des processus qui ne sont pas au cœur de leurs compétences. Notre entreprise, Scality, un éditeur de logiciel, n’a plus de serveurs physiques à l’exception des serveurs utilisé pour les benchmarks de performance, une valeur clef de notre solution. Évidemment il y a des exceptions et c’est plutôt ces cas qui sont intéressants à étudier. Si l’activité de l’entreprise est basée sur la maîtrise des outils informatiques génériques, il est fort probable que l’entreprise sera de plus en plus à risque avec le temps. Les équipes IT qui gèrent les parcs importants de serveurs peuvent se sentir très menacées par la cloudification, et c’est là qu’il il faut poser les questions honnêtes sur l’âme de l’entreprise et ce qui en fait sa vraie valeur. Les transitions vers les solutions XaaS, comme expérimenté avec les vagues d’outsourcing IT font perdre à l’entreprise certaines compétences. Ce qui est très important est de cerner si ces compétences sont simplement une nécessité pour faire ce que l’entreprise doit faire, ou si ces compétences représentent l’âme de l’activité. Ces dernières années, le monde des télécommunications a ré-internalisé un certain nombre de compétences outsourcées en voyant qu’effectivement certains des savoirs étaient au centre de leur valorisation. Cette tension ne va pas facilement disparaître, et des chemins de retour peuvent être nettement plus difficiles une fois que les compétences sont perdues. 

Certains choix pèsent plus lourds que d’autres  

Une fois qu’on a goûté à la simplicité et rapidité de mise en œuvre des services cloud, il est difficile d’en revenir ou de repartir ailleurs. Les couches basses, infrastructure, IaaS, sont peut-être les moins engageantes, mais en même temps apportent moins d’économie de main d’œuvre. Les bases de données, les applications et les plateformes, PaaS apportent davantage de rapidité et simplicité, mais rendent le retour en arrière encore plus difficile. Certaines applications sophistiquées proposées par les fournisseurs cloud sont uniques et si l’on choisit de s’en servir, revenir n’est plus possible. Ne pas utiliser les solutions sophistiquées mises à disposition mais adopter une approche moindre dénominateur commun pour ne pas se faire piéger chez un cloud a l’inconvénient de se priver de services qui peuvent apporter une très forte valeur.

Avec les transitions vers les clouds, il y a aussi l’explosion des volumes de données, et le terme data gravity décrit cette croissance inexorable et inévitable des volumes de données. La gravité et les clouds ne font pas forcément bon ménage et ce qui accompagne la gravité des données est leur inertie. Dans un monde où le pétaoctet des données n’est plus du tout l’exception, on se rend compte que de mettre autant de données dans un cloud ou les en retirer n’est pas chose simple, avec un lien Gb on parle de 4 mois pour transférer autant de données. De plus, les fournisseurs cloud n’aident pas du tout l’équation avec les prix qui favorisent le transfert vers leurs plateformes, et non pas depuis. Le coût de sortie des données reste un des plus célèbres coûts cachés[2] des clouds publics. Si on met des quantités importantes de données que dans un cloud public, on est plutôt parti pour y rester. A voir si un tel engagement convient.

Les engagements doivent être réfléchis

Si l’entreprise ne gère plus ses infrastructures de base mais se forme à bien orchestrer les clouds publics, le résultat peut être très positif mais le retour en arrière n’est pas facilement envisageable. Si l’activité de l’entreprise n’est pas fortement liée aux compétences informatiques, l’avenir est vraisemblablement dans un cloud. Utiliser des clouds publics comme solution de secours ou de débordement, ou pour des fonctionnalités très spécifiques et spécialisées peut être une façon de comprendre, de se former et de se faire une idée des vrais coûts. L’hégémonie américaine et chinoise ne fait pas forcement plaisir, mais il va être très difficile pour les nouveaux entrants d’y faire face. Garder une copie de ses données chez soi rend les mouvements plus faciles : les gigahertz de CPU bougent plus facilement que les gigaoctets de données. Les clouds et l’XaaS sont forcément un compromis, nous allons devoir aller dans cette direction, mais gardons notre bon sens et nos âmes.

[1] Source

[2] Source