13/09/2005
La
chronique de Gérard Pavy Je me torture et j'aime
ça
Consultant, sociologue,
et psychanalyste, Gérard Pavy explique le mécanisme
de culpabilité et apporte deux réponses possibles
: la sur-adaption et la spontanéité.
A
lire
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Gérard
Pavy est l'auteur de "Dirigeants/ salariés,
les liaisons mensongères" (Editions d'organisation,
2004)
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les librairies |
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Nous portons tous en nous un juge inquisiteur qui nous torture
de l'intérieur. Appelons cette partie de notre conscience notre
surmoi. Ce surmoi invisible est accroché dans un angle mort
de notre cerveau. Il est exigeant, insatiable. Rien n'est jamais
suffisant pour lui. Il met la barre toujours plus haut. C'est
notre bourreau. Je ne travaille pas pour moi : je travaille
pour cet autre. Ai-je le ventre suffisamment plat et les fesses
suffisamment musclées ? Suis-je respectable avec mon Audi
gris anthracite ? Mon poste est-il un signe de réussite ?
Ma carrière est-elle sans tâches ? Ma présentation a-t-elle
ébloui le client ? Cette partie de ma conscience me harcèle
ainsi sans arrêt.
Ma culpabilité comme une offrande
Comme les Aztèques qui amadouaient leurs dieux par des
sacrifices humains, il faut alimenter ce surmoi pour l'apaiser.
Comment ? En se sentant coupable. En me sentant coupable,
je me sens mieux : on est quitte, moi et mon bourreau, puisque
j'ai payé mon tribut. Je suis protégé : comment mon bourreau
pourrait-il continuer à me persécuter ? Il devrait me plaindre
au contraire. Ainsi, je me torture et j'aime ça. Sauf que la
culpabilité a comme effet pervers
de réveiller une angoisse
latente.
Le juge inquisiteur temporairement satisfait en demande plus.
Les dieux ont soif. Si je suis coupable, c'est que quelque chose
ne va pas chez moi : je suis marqué négativement, je suis "moins".
La culpabilisation entaille l'estime de soi et le juge, goguenard,
savoure son triomphe en silence du haut de son perchoir !
L'escalade continue.
Il n'est pas étonnant que les livres et les sessions de formation
autour du "développement personnel" avec leur titre alléchant
"comment vaincre sa timidité", "comment rehausser
son estime de soi", "comment vaincre sa peur des autres"...
fassent florès. Comme tout le monde a plus ou moins mal à son
estime de soi, y compris les personnes apparemment très sûres
d'elles, chacun peut se sentir concerné. Un titre comme "vaincre
sa timidité" conforte le message "tu es un perdant" du
juge interne du timide. Chacun est une proie facile pour les
bonimenteurs peu scrupuleux qui font du commerce avec ce sentiment
de culpabilité. Mais nous sortons ici du cadre de cet article.
Cependant, l'individu est intelligent et va explorer d'autres
voies pour arrêter cette machine de torture. Analysons ces voies
et évaluons leur efficacité. Nous le verrons, chaque solution
a un coût et laisse un reste bien embarrassant.
Je suis sur-adapté, mais j'aime ça
La stratégie la plus commune consiste à ne pas attiser
ni provoquer son surmoi. C'est que mon juge interne est comme
tout le monde : il a aussi ses peurs et ses dégoûts. Qu'abhorre-t-il
le plus ? Ma spontanéité. Donc, je vais me conformer aux normes
de mon groupe d'appartenance, parler son langage, adopter ses
murs, quitte à perdre une partie de mes idées et de mon
originalité. Si je suis normal, c'est-à-dire si je suis bien
accepté par mon groupe social, alors je peux poser mes valises.
Le groupe est ma prison, mais j'aime ça. Si le groupe d'appartenance
est prestigieux, c'est un atout. Je suis grand puisque j'appartiens
à une grande entreprise, forte et rassurante, distribuant des
produits connus. Mon moi se nimbe du rayonnement de la marque
puissante.
Quand le salarié demande
à l'entreprise de lui donner du sens, il exprime sa désorientation"
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Tant que je suis grand, mon surmoi reste au calme. Des mécanismes
de défense astucieux se mettent en place à l'insu de la personne
pour paraître lisse, sans tâches, bref "successful". Je suis
directeur de service dans une banque d'investissement, cadre
dirigeant dans une multinationale, expert comptable dans un
groupe renommé : je ne connais pas l'angoisse, c'est sûr. L'angoisse,
c'est de la psychopapouille. Je me trouve certes un peu coincé,
mais je n'aperçois que faiblement le prix que je paye. Je suis
sur-adapté et j'aime ça.
Cependant, des signes nous révèlent régulièrement l'inconfort
de cette situation. Quand le salarié (dirigeant, cadre ou simple
employé) demande à l'entreprise de lui donner du sens, il exprime
sa désorientation. Cette demande vers l'entreprise est d'autant
plus insistante que les autres institutions qui avaient pour
fonction de nourrir le lien social perdent de leur force (la
religion, les idéologies, la politique, la famille
.). L'entreprise
peut saisir cette opportunité et jouer ce rôle de phare qui
manque à notre société. A certaines conditions. Il ne s'agit
pas d'entretenir la confusion dans les esprits. Seul l'individu
peut trouver, par lui-même, le sens de son action.
Le chemin est donc ardu. L'expérience montre que l'intéressé
est souvent le dernier à coopérer ! Mettons-nous à sa place.
Il a enfin trouvé, après beaucoup d'effort, une solution a peu
près satisfaisante lui permettant de domestiquer, à un prix
certes élevé, son surmoi. Le mécanisme de l'échange "ma culpabilité
contre la bienveillance du bourreau" n'est pas totalement satisfaisant,
mais il préserve l'essentiel. Parfois même, l'individu prend
de l'avance en se constituant un stock de culpabilité pour ne
pas risquer d'être pris au dépourvu ! Dans ces conditions,
il perçoit toute tentative de remettre en cause ce mécanisme
d'échange comme un danger. Il va résister. : "un tiens vaut
mieux que deux tu l'auras".
Je suis spontané et j'aime ça
Essayons une autre voie. Nous savons que la liberté fait peur
et qu'il peut être tentant de troquer un peu de sa liberté contre
une sécurité. Même si c'est au prix de notre spontanéité ?
Pour reprendre le phraser égyptien du film Mission Cléopâtre
: "Pas d'angoisse, pas de liberté. Pas de liberté, pas de liberté
!" Mais cette angoisse, associée à la liberté, est normale et
banale : elle est liée à l'exercice du choix individuel. Nous
la partageons avec tous ceux qui vivent dans ce merveilleux
monde sublunaire. Il suffit de la traverser une fois pour qu'elle
perde de sa superbe. Ce qui demande de faire un détour par l'inconscient
du sujet. Je suis spontané et j'aime ça. Le spectre du bourreau
interne se dissipe : il n'était que fantasme.
Les précédentes
chroniques de Gérard Pavy :
Vivement
la révolte des cadres...
Les
dessous chics et psychiques du "non" à l'Europe
Influencer
les autres : fausses pistes et bons leviers
Sans
l'inconscient, l'entreprise n'avance pas
"Entreprises,
frustrez votre personnel, c'est pour son bien"
"Les
dirigeants sont des obsessionnels, les salariés des hystériques"
Parcours
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Gérard
Pavy, 51 ans, est consultant, sociologue, et psychanalyste.
Il dirige Pavy
Consulting, société de conseil et formation en management.
Il est par ailleurs chargé de cours au sein du MBA HEC.
Il est également l'auteur de "Dirigeants/
salariés, les liaisons mensongères" (Editions d'organisation,
2004 >>> Consulter
les librairies) et de "La logique de l'informel"
(Editions d'organisation, 2002). Avant de fonder Pavy
Consulting, il a été vice-président d'Aon
Management Consulting, directeur général de Celerant
Consulting France et senior manager cherz Accenture.
Gérard Pavy a collaboré pendant dix ans avec
Michel Crozier.
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