L'Internet mobile à la recherche du temps perdu

Les temps morts, notamment dans la vie urbaine, sont de plus en plus nombreux. Ils constituent en soit un marché monétisable. Force est de constater que les acteurs, notamment de l'internet mobile, ont fait une belle percée.

"Des jeux de réflexion aux dernières informations, il y a plein de façons d'améliorer vos trajets quotidiens" annonce une publicité d'Apple. Avec l'émergence des nouvelles technologies et de nouveaux écrans, les usages que les utilisateurs font de leurs temps morts a considérablement évolué ces dernières années.

Les temps morts se traduisent par une faible activité cérébrale, physique ou relationnelle. Deux types de temps morts sont à distinguer. Ceux que l'on s'impose (la pause café ou la plage) et ceux que l'on subit (les transports en commun, les grèves, l'attente du sommeil avant de dormir ou à l'aéroport). Dans les deux cas, quand l'utilisateur perd du temps, il veut le rendre bénéfique dans une optique totalement différente : se reposer ("recharger les batteries", se déconnecter) ou être plus productif (être joignable tout le temps, avancer dans son travail).

L'utilisateur dispose de différents moyens pour occuper ses temps morts, chaque industrie (tabac, livre, média...) ayant développé des offres spécifiques. Par exemple, les opérateurs de téléphonie mobile parleront de "mobilité" ou de "nomadisme", qui demeurent encore au coeur des slogans marketing. Les temps morts étant limités dans une journée, une compétition entre chacune des industries s'est spontanément mise en place : les industriels doivent gérer les contraintes et optimiser la valeur de leurs offres pour leurs clients.

De fait, plusieurs offres coexistent, parmi lesquelles le livre, la musique, les jeux-vidéos et la téléphonie mobile. Le concept de "part de marché" se déclinerait-il aux temps morts ? Dans quelle mesure pourrait-on également parler de "viralité" des offres : les transports en commun contribuent-ils aux ventes des livres à succès ? Les passagers auraient-ils lu tous le même livre s'ils ne pouvaient apercevoir la couverture du livre de leur voisin ?

Tous les segments de la population sont concernés par les temps morts, mais à chaque situation correspond un besoin spécifique. Selon une récente étude de l'INSEE sur les conditions de vie, les Français font en moyenne 3,7 déplacements par jour et le temps de transport quotidien s'élève à 66 minutes, une durée relativement stable ces 15 dernières années malgré de réelles disparités selon le lieu de résidence (transport en commun en centre ville, mix transport en commun - voiture en proche banlieue ou voiture en milieu rural).

Dès 2002, le maitre de conférences Laurent Guihéry de l'Université Lyon 2 affirmait déjà que "le temps passé et parfois perdu dans les transports, en particulier les transports publics, est l'enjeu de la mobilité de demain" et prédisait que la "disponibilité informationnelle" était une opportunité de développement intéressante pour les TIC. 

Le secteur des télécoms est le grand gagnant de cette bataille. Au-delà des usages traditionnels (appels téléphoniques, SMS, navigation sur Internet, messagerie électronique, messagerie instantanée) qui se sont déjà imposés, l'industrie télécom a vocation à couvrir un spectre plus large d'offres, en partenariat ou en concurrence avec d'autres industries (musique, radio, télévision mobile, jeux-vidéos ou livre électronique).

Les Application Stores n'ont fait qu'accélérer et décupler le phénomène, en proposant en un temps record un portefeuille de contenus répondant de manière segmentée aux attentes des clients. Les contenus sont ainsi au coeur de la bataille mobile actuelle, et les temps morts en constituent le principal réceptacle.

Les temps morts se situent au croisement de différentes réflexions présentes dans le secteur télécom. La problématique de la durée de la batterie est par exemple un enjeu clé pour maximiser la "part de marché" des télécoms durant les temps morts. Partant de ce constat, Samsung a déployé des chargeurs de téléphones portables dans les aéroports de Paris. De même, la couverture réseau dans les transports en commun, bien qu'en constante progression, génère de nombreuses frustrations.

La conception des appareils peut aussi être revisitée sous l'angle "temps morts" : la forme, l'ergonomie, l'écran ou le poids de mon appareil sont-ils en adéquation avec les usages de l'utilisateur ? La position de ce dernier (debout, serré, les mains occupés, ...) et son environnement (lumière, température, humidité, sable/poussière, bruit, ...) doivent par exemples être appréhendés dès la phase amont de conception d'un produit. Enfin, la question du prix au regard de l'offre proposée est clé : comment valoriser le marché des temps morts ? Combien l'utilisateur est-il prêt à payer pour perdre du temps ou bénéficier de services à valeur ajoutée ?

Les temps morts représentent 15 à 20% du budget du temps quotidien disponible (hors temps de sommeil) d'un cadre, soit 1 journée par semaine. Cette ressource peut être exploitée à des fins professionnelles ou personnelles. Dans le cadre de l'activité professionnelle, ce budget est déjà largement exploité (BlackBerry), à tel point que de nouvelles problématiques apparaissent liées au stress et à la dictature de l'instant. L'absence de refuge, notamment pour les cadres, est de plus en plus dénoncée car elle nuirait in fine à la réflexion.

Comme tout nouveau comportement naissant, il est nécessaire que les utilisateurs apprennent à maitriser ces nouveaux outils et à s'autoréguler. Les opérateurs ont un rôle à jouer en fournissant les outils de contrôle répondant à ce besoin. Dans le cadre de la vie privée, les opérateurs ont tout intérêt à développer l'approche "plaisir" des temps morts, qui reste aujourd'hui peu adressée : à quand des offres qui nous rendront dépendants de nos mobiles à tous moments de nos vacances ?

Henri Tcheng, Associé BearingPoint, Jean-Michel Huet, Senior Manager, Laure Gaudemet consultante et Jean-Bernard Pagès, consultant