Faire société

La crise que nous traversons agit comme un accélérateur de phénomènes déjà présents. Citoyens, médias, entreprises et pouvoirs publics doivent désormais agir de manière volontariste et coordonnée.

Le "monde d’après" est sur toutes les lèvres et si l’on se fie aux analyses, il semble particulièrement différent de tout ce que l’on a pu connaître. C’est oublier que les évolutions les plus profondes de la société ne se font jamais subitement mais de manière plus graduelle. Même à l’échelle microscopique de nos huit semaines de confinement, nos attentes ont déjà imperceptiblement évolué. Le baromètre d’analyse sémantique du Web des équipes Data Consulting de Dentsu montre qu’à l’énergie des premières semaines s’est substituée une certaine routine puis, depuis quelques jours, une quête de sens. Les contenus traitant de la gestion du changement ont ainsi vu leur part augmenter de 12 points depuis le début des mesures sanitaires1.

Comment gérer le changement ? À mon sens, il faut étudier dès aujourd’hui ce qui a déjà changé de manière aussi discrète qu’irrévocable. Car plus qu’une rupture, cette crise est un accélérateur de phénomènes déjà profonds. La collaboration, la contribution et le partage vont davantage se développer. À commencer par la transformation durable de nos modes de collaboration grâce aux nouvelles technologies.

Collaborer

L’épidémie de Covid-19 a catalysé l’adoption du télétravail par les métiers qui peuvent se le permettre. La tendance était bien engagée puisque d’après la dernière étude annuelle de Malakoff Humanis, la part des salariés français bénéficiant du télétravail a été multipliée par 10 en moins de vingt ans2.

Le basculement précipité vers du télétravail massif à la faveur du confinement confirmera, d’une part, la maturité de telles solutions et aidera, d’autre part, à les améliorer plus rapidement. Les pratiques de télétravail connaîtront un effet de cliquet, bien que leur généralisation exige la mise en place de nouveaux codes de management afin de préserver la productivité et l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Outre l’amélioration immédiate du bien-être des collaborateurs, je suis convaincu que ces approches plus flexibles pourraient à terme bouleverser la manière dont les entreprises pensent leur foncier et dont les politiques publiques pensent les territoires.

Chez Dentsu, la mise en place du télétravail s’est faite en amont du confinement et de façon naturelle, car il faisait déjà partie de notre culture. En revanche, un des effets les plus visibles de cette période de travail à distance a été l’intensification de nos relations avec nos clients. Tout comme elle a poussé les individus à prendre davantage de nouvelles les uns des autres, la crise et ses incertitudes a augmenté la fréquence de nos échanges, désormais constants et plus riches. Plus que jamais, nous partageons avec nos partenaires les mêmes contraintes, les mêmes objectifs, bref, le même destin.

Contribuer

Ce "destin commun" ne se limite d’ailleurs pas aux seules marques et agences. S’il est un autre enjeu que la crise a su accentuer, c’est bien celui de l’inscription de l’entreprise dans la société tout entière. Il n’aura échappé à personne que le concept de "raison d’être", encore objet de débats sémantiques ou simple gimmick marketing il y a quelques mois, connaît face au Covid-19 son premier test grandeur nature.

Je ne compte plus les initiatives de grands groupes comme de TPE-PME pour contribuer à la lutte contre l’épidémie. Les entreprises qui font déjà tout leur possible pour garder le contact avec leurs collaborateurs confinés ont compris que ce lien devait aussi être nourri avec tous les individus. Leurs efforts considérables montrent de manière éclatante que l’on peut concilier profit économique et apport sociétal.

Demain, il nous faudra dépasser le caractère défensif et exceptionnel de ces mesures pour permettre à toutes les entreprises de penser leur contribution à la société et étendre la réflexion RSE à l’intégralité de leur chaîne de valeur. Cela sera d’autant plus important que les consommateurs eux-mêmes sont désormais bien plus favorables à l’action des marques dans la sphère publique.

On sait les Français culturellement méfiants vis-à-vis du monde du business. L’engagement tangible des patrons dans une situation dramatique où toutes les forces vives de la nation sont bienvenues a changé cela. Beaucoup estiment désormais que l’entreprise aussi est un créateur de bien commun et un vecteur de partage.

Partager

Le dernier phénomène fortement accentué par la crise, c’est ce besoin viscéral de partage. Sans surprise, l’utilisation des médias sociaux a explosé dès les premiers jours du confinement : d’après les équipes Insights de Dentsu, plus de 4 Français sur 10 en ont augmenté leur fréquentation, quand moins d’1 sur 10 l’a réduite3. Il s’agit bien sûr de garder le lien et de se détendre, mais aussi de tirer du sens individuellement de ce qui nous arrive collectivement.

Après les attentats de 2015, j’avais été frappé par le réflexe de beaucoup de prendre la plume pour partager leurs états d’âme sur les réseaux sociaux dans une forme de gigantesque thérapie. Cette quête d’échange d’idées n’a jamais disparu : elle a ensuite pris la forme de grands débats en ligne, comme on a pu en voir lors du pic du mouvement des Gilets jaunes. Chacun avait alors un point de vue qu’il partageait librement. Ce besoin est plus prégnant que jamais en période de confinement et si certains s’agacent d’être face à 66 millions d’épidémiologistes ou de chroniqueurs politiques, je crois qu’il faut y voir un élan vital et la marque du vivre-ensemble. Si les individus n’avaient plus le sentiment d’appartenir à une communauté nationale, ils ne s’exprimeraient jamais ainsi.

Certes, les réseaux sociaux peuvent être aussi source de fake news. Cependant, les mauvaises rumeurs sont désormais rapidement tues par les grands médias, qui ont vu leur pouvoir renforcé dans le contexte. C’est sans doute l’un des phénomènes les plus importants de cette crise et, je l’espère, du "monde d’après" : les médias sont plus que jamais le cœur de notre démocratie. On parle beaucoup des première et deuxième lignes, mais les journalistes font eux-mêmes un travail extraordinaire au service du lien social. Un lien essentiel, comme en témoigne l’envolée des chiffres d’audience.

Les plus jeunes sont d’ailleurs ceux qui se tournent le plus massivement vers les grands médias, loin de l’image de générations défiantes ou désinvesties. 62 % et 55 % des 18-24 ans disent respectivement regarder davantage les chaînes et fréquenter davantage les sites d’information, d’après nos études. Néanmoins, la confirmation de ce rôle de pilier démocratique coïncide de manière cruelle avec l’effondrement d’une grande partie de leur financement à travers la publicité. Le volume d’investissement a fondu jusqu’à près de 70% en cinq semaines dans la presse et nos équipes estiment que les recettes publicitaires ont reculé d’environ 2/3 au global en avril. Les grands médias ont besoin de l’engagement de tous. Pour les entreprises en quête de raison d’être, communiquer est autant une question de performance économique que de responsabilité sociétale. Et pour les individus, regarder, écouter, lire, acheter, s’abonner est un acte politique au service du vivre-ensemble.

En conclusion, cette crise peut être le terreau fertile d’un nouveau monde car beaucoup de changements sont déjà en germe. Nous pouvons, collectivement, accélérer l’Histoire en prenant chacun nos responsabilités. Face à la crise, la France tend trop souvent à surréagir et à faire le dos rond. Une approche plus responsable, volontariste et coordonnée entre citoyens, consommateurs, entreprises, médias et pouvoirs publics est aujourd’hui vitale. Si le Covid-19 révèle la fragilité de la vie, il doit aussi démontrer la solidité de nos fondements et la volonté de tous, plus que jamais, de faire société.

1. Analyse sémantique exclusive des contenus Web menée depuis le 30/03 par Dentsu/iProspect Data Consulting. Dernière vague : 27/04/2020

2. Étude Télétravail 2020, Malakoff Humanis, mars 2020

3. Étude Dentsu Data Lab réalisée sur un échantillon national représentatif de 1 041 individus 18+. Terrain 24 et 25 Mars 2020